Petite histoire sur la Terre plate

Entretien entre Alexandra Midal, historienne de l’art, artiste-commissaire d’exposition et professeure à la Head-Genève, et les designers Antoine Fœglé et Emma Pflieger.

Alexan­dra Midal : Le titre de votre expo­si­tion, Keep it Flat, fait réfé­rence au slogan de la campagne élec­to­rale de 2020 aux États-Unis, celui du Président en exer­cice, Donald Trump. Après avoir été élu en 2016 avec le très popu­laire « Make America Great Again », il se présente à sa réélec­tion en scan­dant « Keep it Great ». Vous en avez changé un mot : Great devient Flat. Qu’est-ce que cette modi­fi­ca­tion entraîne ? Pourquoi faites-vous réfé­rence à Trump ?

Emma Pflie­ger : La réfé­rence à Trump est liée à la céré­mo­nie de son inves­ti­ture en janvier 2017. Sa conseillère en commu­ni­ca­tion, Kellyanne Conway [1], dément sur NBC la faible densité de la foule présente, alors que des images montrent combien elle est plus clair­se­mée que lors de l’in­ves­ti­ture d’Obama en 2009. Elle parle de « faits alter­na­tifs ».

Antoine Fœglé : La résur­gence de la théo­rie de la terre plate sur YouTube [2] appa­raît forte­ment en 2016 ; elle coïn­cide avec la campagne élec­to­rale améri­caine et le réfé­ren­dum sur le Brexit en Grande-Bretagne. Pour nous, Keep it Flat vient de l’ana­lo­gie directe avec la forme du disque de la théo­rie de la terre plate, mais est aussi lié au rela­ti­visme ambiant de post-vérité. Dans ce contexte, cette dernière repose sur l’idée que la vérité factuelle a moins d’at­trait que n’en a l’opi­nion parta­gée par tous [3] .Toutes les infor­ma­tions sont mises sur le même plan, sans distinc­tion, dans le but de servir les inté­rêts popu­listes et le récit élaboré par le groupe.

A.M. : Selon vous, y aurait-il une concep­tion commune aux théo­ries du complot ?

E.P. : Avec le déclin des grands récits, le trait commun à toutes les théo­ries du complot est la recherche de sens et le besoin de cohé­rence dans un monde capi­ta­liste alié­nant. Cette quête de signi­fi­ca­tion passe par un proces­sus qui arti­cule une série d’ac­tions : mener une enquête et cher­cher les preuves que les puis­sants de ce monde mentent et agissent en petit comité contre l’in­té­rêt de tous. L’objec­tif est de réveiller une popu­la­tion endor­mie par les mensonges. Un autre trait commun à la majo­rité des théo­ries complo­tistes tient à l’idée d’un dessein caché et présent dans tout ce qui advient. Rien n’ar­rive ainsi par hasard, comme en atteste le fameux « By Design, not by Chance » des créa­tion­nistes selon lequel la créa­tion du monde, et tout ce qui en retourne, répond à la volonté divine et nous échappe.

A.M. : Qu’est-ce qui vous a préci­sé­ment inté­ressé chez les platistes après avoir travaillé sur les créa­tion­nistes ?

E.P. : En 2019, avec Antoine nous décou­vrons une vidéo sur YouTube, une chan­son à la gloire de la terre plate inti­tu­lée Hello Flat Earth. Il s’agit d’une reprise du tube plané­taire Hello de la chan­teuse Adele. Alors que la star inter­na­tio­nale entonne une ballade roman­tique, Amber Plas­ter, une chan­teuse platiste, change les paroles pour y racon­ter que nous vivons sur une Terre plate entou­rée d’un mur de glace recou­vert d’un dôme de verre. Elle explique que la Nasa nous ment et que les lois de la gravité, par exemple, n’existent pas. Elle soutient que l’homme n’a jamais posé le pied sur la Lune et que la Bible est le texte scien­ti­fique de réfé­rence de la cosmo­lo­gie. La vidéo montre la Terre vue de haut, au-dessus des nuages, prise à partir d’une caméra instal­lée sur un ballon météo­ro­lo­gique. On y voit la ligne de l’ho­ri­zon de la Terre… plate. Le procédé choisi pour faire valoir cette théo­rie consiste à mani­pu­ler et faire usage de la séduc­tion que produit la culture popu­laire, ceci afin de mettre en évidence les preuves du grand complot qui s’or­ga­nise contre nous. La culture popu­laire sert de cheval de Troie. On sait que le vision­nage de ce clip a produit un effet de dévoi­le­ment saisis­sant pour des spec­ta­teurs se ques­tion­nant sur la forme de la Terre. Après avoir été posté sur de nombreuses chaînes YouTube et avoir cumulé quelques millions de vues, il a été récom­pensé d’un prix lors de la Flat Earth Inter­na­tio­nal Confe­rence en 2018. Cet événe­ment réunis­sait des auto­di­dactes, des chan­teurs, des artistes, des confé­ren­ciers et des YouTu­beurs enga­gés avec force et convic­tion dans la promo­tion de la théo­rie de la Terre plate. Certains de déte­nir la vérité, tous remettent en ques­tion l’en­semble des insti­tu­tions poli­tiques et scien­ti­fiques.

A.M. : De quelle manière cette remise en ques­tion s’opère-t-elle ?

A.F. : Samuel Rowbo­tham est le premier platiste moderne. Il s’op­pose aux théo­ries newto­niennes et coper­ni­ciennes, qui ne sont pour lui que des théo­ries mathé­ma­tiques désin­car­nées et falla­cieuses. Au contraire, il décide de mettre à profit son sens de l’ob­ser­va­tion et son intui­tion pour établir des raison­ne­ments convain­cants et intel­li­gibles. Il formule et énonce des preuves selon lesquelles la Terre est indé­nia­ble­ment plate. Au cours des années suivantes, il retrans­crit ses obser­va­tions qu’il publie en 1849 dans un pamphlet inti­tulé Zete­tic Astro­nomy: Earth Not a Globe. En 1881, il en livrera une version étayée et révi­sée.

A.M. : C’est donc à partir de sa propre expé­rience physio­lo­gique qu’il édicte des lois censées être valides pour tous les êtres humains, s’op­po­sant ainsi à toute autre forme de savoir, en parti­cu­lier théo­rique. Son compas est signi­fié par son propre corps et il invite ses semblables à renou­ve­ler cette même expé­rience pour prendre conscience de l’exis­tence d’un vaste complot dissi­mu­lant les faits selon laquelle la Terre est plate…

A.F. : Abso­lu­ment ! En cela, il s’op­pose à Descartes et à Gali­lée qui postu­laient que nos sens nous trompent. Pour Rowbo­tham, l’ex­pé­rience de nos sens est fonda­trice de notre rapport au monde : si l’ho­ri­zon est plat, par consé­quent la Terre est plate. Dans son chapitre inti­tulé « La conquête de l’es­pace et la dimen­sion de l’homme [4] », la philo­sophe Hannah Arendt examine la scis­sion entre le monde de l’ex­pé­rience sensible et celui de la vérité scien­ti­fique. Elle opère une distinc­tion entre le savant et le profane en expliquant que, pour aller au-delà de l’ap­pa­rence des phéno­mènes qui régissent le monde, le savant a été forcé de renon­cer à ses sens. C’est la raison pour laquelle, conti­nue-t-elle, il a recours aux mathé­ma­tiques qu’il estime être le meilleur langage pour accé­der à la vérité scien­ti­fique. Quant à certains profanes, ceux qui ne sont pas en mesure de comprendre ce langage, ils ne peuvent faire confiance qu’à leurs percep­tions senso­rielles pour tenter d’ap­pré­hen­der le monde qui les entoure. Plus la science permet de faire l’ex­pé­rience du monde, moins les indi­vi­dus profanes ont les moyens de s’en saisir – pour autant cette possi­bi­lité ne leur est pas tota­le­ment fermée. Dans ce contexte qui carac­té­rise notre époque, le profane, ici le platiste parmi tant d’autres, n’a que ses sens pour faire face.

E.P. : Ce qui nous fascine chez Rowbo­tham, c’est qu’il emprunte aux formes du raison­ne­ment scien­ti­fique pour établir ses lois. Il semble penser qu’il suffit que les choses aient l’air pour qu’elles soient vraies. Dispo­sant d’ha­biles quali­tés d’ora­teur (les témoi­gnages sont nombreux à ce sujet), Rowbo­tham avait la capa­cité de s’adap­ter à son audi­toire pour le convaincre. Par exemple, il lui arri­vait fréquem­ment de poser des ques­tions sur la sphé­ri­cité de la Terre auxquelles personne n’avait la réponse, seule­ment pour instil­ler le doute. Cette forme de gasligh­ting [5] , à savoir répondre à une ques­tion en en posant une autre, est encore utili­sée aujour­d’hui dans la rhéto­rique platiste sous l’acro­nyme JAQ : Just Asking Ques­tion.

A.M. : Rowbo­tham propose donc une forme d’édu­ca­tion par l’évan­gé­li­sa­tion, n’est-ce pas ?

A.F. : Il est le premier à utili­ser le train et l’im­pri­me­rie pour diffu­ser son savoir à un large public [6] ; on peut donc quali­fier sa pratique de propa­gande. Son discours se déploie au moment où la Royal Society, à Londres, est déjà acquise aux thèses de Darwin, de Newton et de Gali­lée. Rowbo­tham entame une course contre la montre en s’op­po­sant à l’ins­truc­tion prodi­guée dans les grandes villes anglaises qui est en adéqua­tion avec les sciences modernes. Il rejoue la bataille entre rura­lité et ville. En décons­trui­sant la généa­lo­gie du platisme, nous avons remarqué que tous les acteurs impor­tants de cette théo­rie ont su parfai­te­ment saisir les enjeux de la commu­ni­ca­tion de masse de leur temps. À deux siècles d’in­ter­valle, ils ont su, et savent toujours, capi­ta­li­ser oppor­tu­né­ment sur ces tech­no­lo­gies pour essai­mer leur théo­rie.

E.P. : Lady Eliza­beth Blount assure la relève de Rowbo­tham. Créa­tion­niste, elle s’élève parti­cu­liè­re­ment contre le darwi­nisme, la science et la méde­cine moderne. Elle publie un roman à l’eau de rose, A Song Writer’s Story (1898), dans lequel elle insère des parti­tions et des chan­sons à la gloire de la Terre plate. C’est le même prin­cipe de la chan­son popu­laire qui est rejoué avec la reprise d’Hello par Amber Plas­ter. Certaines des parti­tions de Blount connaissent un succès tel qu’elles sont même jouées au Crys­tal Palace, à Londres. Blount est égale­ment la première à utili­ser la preuve par l’image en enga­geant un photo­graphe à réali­ser des clichés pour démon­trer la vali­dité de ses expé­riences : l’ho­ri­zon photo­gra­phié est plat.

A.M. : Quel rôle, en tant qu’ar­tistes, souhai­tez-vous assu­mer ? à quelle urgence votre expo­si­tion répond-elle ?

A.F. : À partir de 2015, les platistes capi­ta­lisent oppor­tu­né­ment sur les médias sociaux pour appor­ter une réponse simple et rassu­rante à une réalité dont la complexité leur semble inso­luble. À l’ère de l’hy­per­con­nexion, la surabon­dance d’in­for­ma­tions crée de la cécité [7] : plus il y a d’in­for­ma­tions, moins l’in­di­vidu est en mesure de les trai­ter, plus il est diffi­cile de créer du sens et plus nous sommes en demande d’in­for­ma­tions. Le cerveau a tendance à sélec­tion­ner les infor­ma­tions qui confirment les croyances indi­vi­duelles, il les inter­prète et les fiction­na­lise [8] pour créer un sens logique et appor­ter une néces­saire cohé­rence entre elles. Dans le cas de la théo­rie du complot, le prin­cipe d’apo­phé­nie [9], tel qu’il a été théo­risé en 1958 par le psychiatre alle­mand Klaus Conrad, joue un rôle déter­mi­nant. Conrad a décou­vert qu’un indi­vidu sain en proie à la para­noïa a tendance à établir des connexions entre des objets et des idées a priori sans aucun rapport. L’apo­phé­nie déclenche un senti­ment d’épi­pha­nie créa­trice, qui se retrouve à l’ori­gine des crises de délire ; l’uni­vers tout entier fait demi-tour pour se réor­ga­ni­ser autour de l’in­di­vidu, corro­bo­rant et donnant un sens à tous ses soupçons. C’est grâce à cette épipha­nie que l’in­di­vidu revient enfin au centre de son système de connais­sance, au centre de ce que nous appe­lons le « disque-monde ». Ceci est le point de départ à partir duquel nous nous sommes enga­gés à démar­rer notre enquête.

A.M. : Vous montrez ainsi que, face à une infla­tion inquié­tante de l’in­for­ma­tion, le platisme permet de s’aban­don­ner à une sensa­tion confor­table de sécu­ri­té…

A.F. : … où les platistes ont enfin le senti­ment d’avoir le pouvoir sur les événe­ments et notre envi­ron­ne­ment.

A.M. : La triple bles­sure freu­dienne ænous ne sommes pas au centre de l’uni­vers, nous descen­dons du singe, nous ne sommes pas maîtres de nous- êmesç est répa­rée car le platiste est à nouveau maître de son exis­tence. Parlez-nous des objets que vous expo­sez.

E.P. : Pour mieux décons­truire la généa­lo­gie de la théo­rie de la Terre plate, nous avons réuni une série d’ar­te­facts issus de la culture popu­laire, des sciences, de la reli­gion, de la poli­tique et du cinéma. Chacun d’entre eux montre comment ce.e théo­rie s’agrippe et s’ar­ti­cule autour d’évé­ne­ments. Par exemple, le rôle de Walt Disney qui, aux côtés de l’in­gé­nieur Wern­her von Braun, a faci­lité la vali­da­tion des budgets pour les programmes « Apollo » en publiant des livrets péda­go­giques desti­nés au grand public.

A.M. : Pourquoi utili­sez-vous un train comme médium central de votre expo­si­tion?

E.P. : Nous en présen­tons trois – Mars and Beyond, Tomor­row the Moon et Man and Weather Satel­lites – qui vulga­risent le déroulé des missions spatiales. Nous expo­sons égale­ment une version du pull porté par le petit Danny Torrance æinter­prété par Danny Lloydç dans le film Shining de Stan­ley Kubrick .ÅL… faisant réfé­rence à la mission « Apollo » Selon les platistes, ce tricot cris­tal­lise l’idée que Kubrick et son chef des effets spéciaux, Douglas Trum­bull, auraient tourné en studio le faux alunis­sage de Neil Armstrong et Buzz Aldrin. Pour resti­tuer la complexité de la ques­tion du conspi­ra­tion­niste, il nous a égale­ment semblé impor­tant de montrer des arte­facts non liés à la théo­rie de la Terre plate. Ceux-là repré­sentent des contro­verses poli­tiques et scien­ti­fiques qui ont contri­bué à l’éro­sion de la confiance dans les insti­tu­tions.

A.M. : Pourquoi utili­sez-vous un train comme médium central de votre expo­si­tion?

E.P. : Utilisé comme un dispo­si­tif narra­tif, le train nous permet de recréer une linéa­rité au sein de la mer d’in­for­ma­tions dans laquelle nous nous trou­vons. Il permet de recons­truire du sens dans le paysage infor­ma­tion­nel et hété­ro­clite dans lequel il circule. Le train, c’est aussi l’idée du circuit fermé du « disque-monde » qui est en expan­sion au gré des analo­gies entre les diffé­rents arte­facts et éléments qu’il filme. Le train rejoue l’apo­phé­nie à l’oeuvre chez les platistes.

A.M. : Pour conclure, on pour­rait s’ap­puyer sur la manière dont, dans Les Mots et les Choses [10], Michel Foucault décrit comment, au …e siècle, le prin­cipe de ressem­blance a joué « un rôle bâtis­seur dans le savoir de la culture occi­den­tale » et comment il « a orga­nisé le jeu des symboles et permis la connais­sance des choses visibles et invi­sibles ». Plus préci­sé­ment, avec l’exemple de la théo­rie des signa­tures, Foucault revient sur l’ana­lo­gie des formes en montrant comment une noix devait pouvoir soigner les maux de tête du fait de sa ressem­blance avec le cerveau humain. Ce jeu de corres­pon­dances a servi un rêve d’unité où tout se répond dans l’uni­vers. La compré­hen­sion du monde a reposé sur une recherche de signes basés sur l’ac­cu­mu­la­tion de ressem­blances formelles où tout ce qui était visible à notre échelle devrait pouvoir trou­ver son équi­valent dans l’in­vi­si­bi­lité du micro­cosme. Ce système était donc auto­suf­fi­sant, circu­laire et parfai­te­ment clos, à l’égal du rêve d’unité des platistes. Bien que le contexte d’ori­gine de ce.e théo­rie soit éloi­gné du système d’hy­per-infor­ma­tion actuel, en exami­nant sa logique nous avons remarqué combien le modèle de fonc­tion­ne­ment du savoir platiste procède toujours à l’iden­tique en s’en­rou­lant sur lui-même, de manière circu­laire. Comme les formes jouent un rôle essen­tiel dans la contro­verse platiste, il nous est apparu essen­tiel de se les appro­prier à notre tour. La forme de la circu­la­rité du raison­ne­ment trouve ainsi à s’ins­crire dans le dispo­si­tif d’ex­po­si­tion emprunté par notre train. Cepen­dant, si vous prenez le temps de bien regar­der, vous verrez que le dispo­si­tif circu­laire du train n’est qu’un leurre que nous déjouons avec nos arte­facts, nos films et le phan­tom ride, mais nous n’en dirons pas plus pour l’ins­tant.

Extrait de “Keep it Flat“ Publication disponible à la librairie-boutique du mudac.
Alexandra Midal Alexandra Midal est historienne de l’art, artiste, commissaire d’exposition et professeur à la Head-Genève/HES-SO (Genève). Elle développe une recherche en culture visuelle qui prend la forme de livres, d’expositions, de films, de performances et d’installations. Elle vient d’être nommée commissaire de la 28e biennale du design Musée d’architecture et de design (MAO) à Ljubljana.
Emma Pflieger et Antoine Fœglé Emma Pflieger et Antoine Fœglé sont respectivement diplômés d’un master Espaces et communication de la HEAD de Genève et d’un Design Master Produit à l’Écal. Ensemble, ils pensent la conception d’un projet de façon transversale et développent la position d’un design d’auteur, capable de communiquer des idées fortes.