Retour aux sources

Les miracles peuvent-ils être un projet de design ?

Le mudac s’est engagé dans une recherche-créa­tion sur les sources mira­cu­leuses suisses avec le desi­gner Felipe Ribon. Le projet explore les accoin­tances, à la fois maté­rielles et symbo­liques, que ces eaux char­gées de proprié­tés extra­or­di­naires entre­tiennent avec celles et ceux qui osent leur faire confiance. Une première phase d’ob­ser­va­tion et de photo­gra­phie de ces lieux de rituels a permis de révé­ler que de ces inter­ac­tions naissent des rituels plus ou moins codi­fiés qui évoluent sans cesse. Ils sont accom­pa­gnés par des objets aux signi­fi­ca­tions multiples. Ces objets souvent brico­lés ou impro­vi­sés, construisent des ponts entre nos corps, humains et sociaux, et ces phéno­mènes physiques mysté­rieux.

Pour le mudac, Felipe Ribon a conçu cinq objets  conçus pour amélio­rer et faci­li­ter ces pratiques magiques contem­po­raines que nous expo­sons pour la première fois à Milan, pour la design week, à la House of Swit­zer­land. Culti­ver ces rencontres, les rendre effec­tives parti­cipe d’une régé­né­ra­tion écolo­gique, car ces dispo­si­tifs sont des média­teurs qui permettent d’en­trer dans les profon­deurs de la terre, de (re)nouer avec ces puis­sances terrestres, et de fait, d’ac­cep­ter notre inter­dé­pen­dance.

La rencontre des eaux

Felipe Ribon nous propose donc de subli­mer notre rela­tion à ces eaux par cinq objets de sa créa­tion. Il forme leur consis­tance dans l’usage et le voisi­nage précis des sources. Il travaille ainsi leur physi­ca­lité, leur chair, leur résis­tance, leur malléa­bi­lité et leur reflet car c’est à travers leurs corps substan­tiels qu’ils répondent à leurs doubles fonc­tions respec­tives : maté­rielles et médium­niques. Parmi les cinq, nous recon­nais­sons deux typo­lo­gies bien connues et couram­ment utili­sées près de ces sources : une cruche et un vase. Trois autres objets, plus mysté­rieux, sont des dispo­si­tifs d’in­ter­ac­tion issus de la rencontre de certaines de ces eaux.

 

Miracle

Baden, mardi 13 février 2024. Je retrouve Felipe Ribon sur le quai de la gare. Nous descen­dons vers le quar­tier des sources et passons par une place carrée, la Kurplatz, où il convient de toucher une pierre, elle-même carrée. Cette pierre est chaude, ce qui est peu commun. Sous elle jaillit la source Acquae Helve­ti­cae, une des dix-huit qui ont fait de Baden une desti­na­tion d’eau de choix depuis l’An­tiquité romaine. Une petite statue de sainte Verena nichée en haut d’un bâti­ment en travaux dépasse à peine du plas­tique qui recouvre l’écha­fau­dage. Elle nous regarde tendre­ment avec sa cruche et son peigne, et nous rappelle que les bien­faits de ces sources ont eu diverses incar­na­tions au fil des siècles. Un ouvrier désin­hibé nous rejoint, il tâte égale­ment la pierre tiède. Cela porte­rait-il chance ?

Nous attei­gnons bien­tôt les rives de la Limmat, la rivière qui traverse la ville. De nombreux hôtels, plus ou moins anciens, témoignent encore de la tradi­tion ther­male cura­tive de Baden. Nous aper­ce­vons un complexe archi­tec­tu­ral récent signé de Mario Botta. Les usages de l’eau ther­male restent donc bien vivants. Plus intri­gant, sous un petit kiosque urbain, une démons­tra­tion de plom­be­rie digne de l’in­té­rieur d’un vais­seau de Star Trek s’im­pose à nous : dans une colonne trans­pa­rente, une eau gargouille à grosses bulles et défie la gravité ; elle remonte à la surface.

De chaque côté de la rivière, entre les berges et la rue, se trouvent des bains acces­sibles à tous et toutes, gratui­te­ment : des baignoires élégantes de béton et des pédi­luves. Une première fontaine nous invite, quoique avec modé­ra­tion, à boire l’eau char­gée en miné­raux de la source locale. Un verre par jour, pas plus. Je m’exé­cute. Baahhhh ! L’eau, la plus miné­ra­li­sée de Suisse, aurait été stockée entre quatre mille et douze mille ans sous terre. Nous nous instal­lons fina­le­ment rive droite, à l’adret, face au soleil. Nous enle­vons nos chaus­sures, nos chaus­settes et trem­pons nos pieds dans ces eaux mira­cu­leuses. Il est midi. À nos côtés, une grande baignoire donc. Un cycliste arrive, pose son vélo contre le mur, se dévê­tit et se trempe avec d’autres personnes à demi-nues qu’il ne semble pas connaître. Pour l’ob­ser­va­teur étran­ger que je suis, cela tient (déjà) du miracle.

Rencon­tro­lo­gie

Felipe Ribon, depuis plus de dix ans main­te­nant, pratique ce qu’on pour­rait appe­ler une « rencon­tro­lo­gie » par l’objet, un design qui refuse la norme utili­ta­riste, dépasse le stan­dard maté­riel, pour s’in­té­res­ser à ce qui échappe à l’en­ten­de­ment occi­den­tal dualiste et qui, pour­tant, parti­cipe large­ment du bien-être des sens et de l’es­prit. Il crée des objets qui permettent d’ac­com­pa­gner, de donner du confort, de préci­ser des pratiques que les modernes [1]

quali­fie­raient d’ir­ra­tion­nelles ou de surna­tu­relles. Ces usages – du spiri­tisme aux eaux mira­cu­leuses, en passant par l’hyp­nose – sont en effet moqués par ces derniers par « peur d’être dupes [2] » et, ce faisant, relé­gués au régime de rituels occultes, voire incultes. Ils conti­nuent pour­tant d’être vivants malgré la censure scien­tiste ! Nous propo­sons, avec ce projet, de les prendre au sérieux et de les accom­pa­gner.

En 2012, alors que la pratique de l’hyp­nose s’ins­ti­tu­tion­na­lise et s’ins­talle peu à peu dans les hôpi­taux pour trai­ter la douleur, Felipe Ribon défriche cette posi­tion de desi­gner « rencon­tro­logue » et dévoile son projet Mind the Gap : des objets (tapis, bols, tables, etc.) capables, par leur forme, leur matière, leur sono­rité, de déclen­cher la transe et d’amé­lio­rer le proces­sus théra­peu­tique de l’hyp­nose. L’ap­proche est bien celle du design : s’in­té­res­ser à des usages pour créer des dispo­si­tifs. Quelques années plus tard, le desi­gner franco-colom­bien fran­chit défi­ni­ti­ve­ment le Rubi­con du design natu­ra­liste[3]. Il présente la série ae objets médiums dont la fonc­tion prin­ci­pale est de faci­li­ter la prise de contact avec l’au-delà. Il présente son projet dans deux musées histo­riques, peuplés de fantômes[4]. Avec des tables tour­nantes, des tablettes d’écri­ture auto­ma­tique, des ghost­bus­ters et d’autres inter­faces médium­niques, Felipe Ribon enri­chit une typo­lo­gie restée inchan­gée depuis le xixe siècle, moment d’apo­gée du spiri­tisme. Si bien qu’il accom­pagne, voire légi­time des pratiques en déshé­rence mais persis­tantes car, comme le dit si bien Vinciane Despret, « si nous ne prenons pas soin d’eux, les morts meurent tout à fait[5] ». L’en­trée en rela­tion avec l’in­vi­sible n’est ni simple­ment réelle ni pure­ment imagi­naire ; elle relève plutôt d’une co-construc­tion d’un espace de rencontre, d’une rela­tion, d’une dimen­sion non-eucli­dienne que les objets de Felipe Ribon engendrent.

Les eaux mira­cu­leuses, un viatique face à la crise des sensi­bi­li­tés

Les objets de rencon­tro­lo­gie parti­cipent donc, grâce à leur présence, du vaste réseau d’échanges entre les divers indi­vi­dus, morts ou vivants, mais égale­ment avec d’autres vivants, avec d’autres forces vives. Face aux enjeux poli­tiques, sani­taires et écolo­giques qui sont les nôtres, ce constat ouvre des pers­pec­tives puis­santes. C’est dans cette entre­prise d’ex­plo­ra­tion que le mudac, atten­tif aux doutes de notre temps, impliqué dans la complexité de l’in­tri­ca­tion entre culture maté­rielle et écolo­gie, et fina­le­ment cher­chant à multi­plier nos façons d’être au monde, plonge dans cette recherche-créa­tion sur les eaux mira­cu­leuses suisses avec Felipe Ribon.

Parmi les quatre substances élémen­taires qui composent l’uni­vers, l’eau, asso­ciée dans de nombreuses cultures à la vie, à la puri­fi­ca­tion et à l’émo­tion, est aujour­d’hui un enjeu géopo­li­tique critique. Nous posons que la réponse ne peut pas être unique­ment celle de la gestion raison­née d’une ressource. Il est urgent de répondre aux enjeux écolo­giques en prenant acte de la crise de sensi­bi­lité. Il est urgent de se lier aux forces qui, quoique échap­pant aux équa­tions mathé­ma­tiques et aux modèles de prévi­sions, sont bien réelles. Il est urgent d’épais­sir nos rela­tions aux mondes dans une approche non seule­ment trans­his­to­rique, mais égale­ment géné­ra­tive. C’est ce que risque ce projet de recherche en design. Il explore les sources mira­cu­leuses suisses. De nombreuses sources, dans toute la Confé­dé­ra­tion, sont connues, réfé­ren­cées et visi­tées. Des puits avec des objets votifs datant de l’âge de bronze, pour les plus anciens, ont par exemple été décou­verts à Saint-Moritz. Il s’agit notam­ment d’épées et d’ai­guilles augu­rant d’un lieu de culte dédié à la protec­tion. L’eau de cette source a ensuite été expor­tée dans toute l’Eu­rope pour ses vertus cura­tives. Sacrées pour certains pieux et pieuses ou païens et païennes, ces eaux mira­cu­leuses sont très souvent person­ni­fiées dans des figures fémi­nines. On leur prête des vertus liées à la rédemp­tion, à la guéri­son, à la puri­fi­ca­tion, à la ferti­lité ou tout simple­ment à la joie d’être ensemble et en vie. Des sources oracu­laires suisses existent égale­ment ; les plus docu­men­tées[6] sont souvent consul­tées pour prédire la météo – on les appelle « fontaine du temps » (maibrun­nen), c’est notam­ment le cas à Engst­len­brun­nen dans l’Ober­land bernois – ou bien les récoltes agri­coles – appe­lées « fontaine de la faim » (hunger­bach) comme Selten­bach à Egli­sau.

Remon­ter aux sources examine d’abord les accoin­tances, à la fois maté­rielles et symbo­liques, que ces eaux char­gées de proprié­tés extra­or­di­naires entre­tiennent avec celles et ceux qui osent leur faire confiance. De ces inter­ac­tions entre les êtres humains et ces sources, naît, en effet, une diver­sité de rituels plus ou moins codi­fiés qui évoluent sans cesse. Ils sont accom­pa­gnés par des objets aux signi­fi­ca­tions multiples. Ces objets, trans­fuges d’usage, souvent brico­lés ou impro­vi­sés, construisent pour­tant des ponts entre nos corps, humains et sociaux, et ces phéno­mènes physiques mysté­rieux.

Inter­dé­pen­dance

« De même que les inter­dé­pen­dances écolo­giques ne répondent à aucune défi­ni­tion géné­rale, les humains peuvent se rendre capables de peupler ou de repeu­pler les zones d’ex­pé­rience que la moder­nité a dévas­tées, et de créer des rapports atten­tifs avec les autres habi­tants de cette terre[7]. »

Il serait réduc­teur de penser que cette propo­si­tion n’est qu’un délire new age indi­vi­dua­liste pour des contem­po­rains et contem­po­raines perdues, en manque d’ex­pé­rience spiri­tuelle, comme il est réduc­teur de penser que les eaux mira­cu­leuses ne sont que des eaux char­gées de miné­raux par des phéno­mènes géochi­miques souter­rains. Le travail de Felipe Ribon aide à réta­blir des liens, mais égale­ment la confiance et, enfin, le consen­te­ment à cette confiance.

Il s’agit en effet de consen­tir à avoir des connexions irra­tion­nelles mais bien réelles avec des éléments vivants, et d’ac­cep­ter que ces connexions puissent chan­ger des vies. Culti­ver ces rencontres, les rendre effec­tives par des objets pensés pour cela parti­cipent donc à une régé­né­ra­tion écolo­gique. Ces objets de rencon­tro­lo­gie deviennent des véhi­cules qui nous permettent d’en­trer dans les profon­deurs de la terre, de (re)nouer avec ces puis­sances terrestres, et de fait, d’ac­cep­ter notre inter­dé­pen­dance. Ils pour­raient se révé­ler être des dispo­si­tifs théra­peu­tiques permet­tant de se défaire d’une dépen­dance au régime amin­cis­sant inocu­lée par le dualisme maté­ria­liste de la moder­nité. Entrer en rela­tion avec les eaux mira­cu­leuses pour­rait être une source parmi d’autres de bifur­ca­tion, four­nis­sant l’éner­gie dont nous avons besoin pour faire tomber le mur des apories de l’an­thro­po­cène, sur lequel nous semblons, tous et toutes, collec­ti­ve­ment, buter.

Auteur : Scott Long­fel­low

Designer Felipe Ribon
Commissariat Scott Longfellow
Graphisme Notter & Vigne
Production Luca Ladiana