Les imaginaires post-apocalyptiques
Dans le cadre de l'exposition We Will Survive et de la publication qui l'accompagne, Yassine Salihine, conservateur en chef au Design Museum Den Bosch et Noam Toran, artiste et chercheur reconnu internationalement, ont collaboré avec les commissaires pour retracer l'histoire des films post-apocalyptiques et en analyser les ressorts. Voici ce qu'ils en ont tiré:
Tout d’abord, une petite mise en contexte pour nos lecteurs et lectrices, juste pour leur dire où l’on est et ce qu’on veut faire. On est chez Yassine, dans son salon, on est vendredi matin, on a des viennoiseries et du café, un dictaphone, et on va passer les deux prochains jours à regarder des films et des séries télé post-apocalyptiques pour réfléchir à ce qui s’y joue constamment, à ce qui nous inquiète dans ce genre bien particulier, et aussi pour se demander, comme le souhaitent Anniina Koivu et Jolanthe Kugler (éditrices de cette publication), si un récit post-apo peut finir bien, avoir un happy end. Chez Yassine, l’ambiance est le contraire absolu de celle à l’écran: c’est chaud, vivant; c’est saturé de couleurs, il y a des livres partout, aux murs sont accrochés ses propres tableaux, des photos, et il y a tellement de plantes que l’écran télé en est partiellement voilé. Or, ce qui nous attend, ce sont des scènes d’horreur, des millions de morts, de la destruction, du désespoir, de la désertification.
Voici le programme : Mad Max 2 le défi, Terminator, Le Jour d’après, Le Dernier Rivage et World War Z, les deux premiers épisodes de la nouvelle série Fallout… Mais le film le plus intéressant de tous, celui dont on n’arrête pas de parler entre nous, c’est Apocalypse 2024 (A Boy and His Dog en anglais), un film culte du milieu des années 1970. Apocalypse 2024, c’est un peu la représentation originelle du paysage de désert post-apocalyptique, la forme la plus pure, la plus concentrée, de toutes les problématiques, de toutes les matérialités, de toute la philosophie du genre – et en plus, ça se passe en 2024, ce qui n’est pas du tout sinistre !
En fait, ce n’est sans doute pas exagéré de dire que presque tous les romans, tous les films, tous les jeux vidéo, où les personnages errent dans un monde désertique, dérivent de près ou de loin d’Apocalypse 2024 – y compris la série des Mad Max (George Miller a avoué qu’il y avait « volé » plusieurs idées) et celle des jeux vidéo Fallout. Le film (une adaptation de la nouvelle de Harlan Ellison A Boy and His Dog publiée en 1969) raconte l’histoire de Vic, un jeune homme amoral (interprété par Don Johnson), et de Blood, son chien doté de pouvoirs télépathiques. Ils errent dans un paysage post-nucléaire, où tout ce qui reste de la civilisation est recouvert d’une épaisse couche de poussière atomique. Ensemble, ils fuient les esclavagistes voleurs d’enfants et les mutants en maraude, ils cherchent des boîtes de conserve, des endroits où se réfugier, et des femmes à violer. La première moitié du film se passe à la surface, la seconde sous terre, dans une espèce de paradis des preppers : un immense bunker antiatomique, assez grand pour contenir toute une fausse ville. Ce qui suit est la transcription de notre conversation lors de la projection, entrecoupée de passages du film.
C’est dommage… Non, mais c’est vrai, quoi! Ils avaient pas besoin de la tailler, cette meuf! On aurait pu s’en servir encore deux ou trois fois.
Noam Toran
Yassine, on vient de commencer le film, est-ce que tu peux me donner tes premières impressions ?
Yassine Salihine
Disons qu’il y a deux ou trois choses que j’ai tout de suite remarquées. Tout d’abord, ça ressemble un peu à un western spaghetti. Les plans larges me font penser à Sergio Leone et tout le contexte, le paysage désertique, ça me semble correspondre aussi. Mais ce qui me frappe vraiment, c’est l’imbrication immédiate qui est faite, dans cet univers, entre l’amoralité et la misogynie du personnage principal. En gros, il court dans tous les sens à la recherche de femmes à violer, et il boude quand il en trouve une dans un trop sale état pour être touchée. Le film n’y va pas avec le dos de la cuillère: les femmes sont d’emblée représentées comme des marchandises sans grande valeur. J’ai l’impression que ça va secouer.
N.T.
Maintenant que tu as attiré l’attention sur ce point, le fait de considérer le genre apocalyptique du désert comme un descendant du western permet d’établir toutes sortes de liens historiques et géographiques. Je pense en particulier à la façon dont le western mythifie les récits de survie des colons, de violence et de régénération dans le Sud-Ouest américain, et à celle dont le désert devient un espace mythique, où seuls les plus forts triomphent de son caractère inhospitalier, de son vide apparent et de sa sauvagerie – et des « sauvages », c’est-à-dire les peuples autochtones – et peuvent prendre place et dominer. Les récits des wastelands mettent en scène les mêmes conditions que les westerns ou les histoires de colonisation: pour survivre dans un monde hostile, il faut savoir identifier et exploiter les rares ressources essentielles[1], il faut échapper à l’« autre » menaçant, il faut accepter que seule la violence permet de purifier la société avant de la reconstruire ou de la régénérer. Il s’agit aussi de mettre en place l’idée que le désert est un espace perdu, que c’est un espace vide – sauf que non! c’est un écosystème très riche! –, que son potentiel agriculturel, minier, etc., est sous-exploité, gaspillé par les populations autochtones qui y vivent.
Y.S.
C’est intéressant cette notion de gâchis dans les représentations post-apocalyptiques : de tous les objets, de tous les matériaux de la civilisation, ne restent plus maintenant que des ordures, des détritus. L’idée de valeur a été complètement bouleversée: n’a désormais de valeur que ce qui aide à survivre un peu plus longtemps.
N.T.
Oui! Et donc on se retrouve avec ces assemblages invraisemblables, chimériques, ces accumulations d’objets disparates, qui constituent une composante esthétique fondamentale du genre. Un étudiant m’a récemment fait connaître une citation de Brian Thill : « Les ordures, ce sont des objets plus du temps[2]. »
Y.S.
Si on tient compte du sens premier d’apocalypse, c’est-à-dire révélation, alors le post-apocalyptique, c’est ce qui vient après la révélation. Et ce qui a été révélé, c’est la vraie nature de ce qui avait été construit. Toutes ces vies gaspillées, tout ce potentiel perdu, toute cette énergie dissipée. Un film post-apocalyptique ne nous montre pas un monde post-apocalyptique, il nous montre le monde tel qu’il est: la convoitise, la violence, la marchandisation, l’exploitation. La liberté de l’Ouest blanc est fondée sur l’absence de liberté des autres, ceux qui ne sont pas blancs. Les besoins consuméristes de l’Ouest déterminent qui a le droit de vivre et qui doit mourir. C’est ce que le politicologue camerounais Achille Mbembe appelait la « nécropolitique », un phénomène qui provoque la création de ce qu’il nomme des « mondes de mort », ou des « formes uniques et nouvelles d’existence sociale, dans les quelles de nombreuses populations sont soumises à des conditions d’existence leur conférant le statut de morts-vivants[3] ». On peut d’ailleurs étendre ce concept et parler de nécroéconomie – les valeurs déterminant qui a le droit de vivre et de mourir –, de nécropsychologie – ceux qui sont jugés assez sains d’esprit ou normaux méritent de vivre –, de nécroculture – représenter l’esthétique de ceux dont la vie vaut quelque chose. Donc, ici, quand on parle de l’imaginaire de survie, on parle de qui ?
N.T.
C’est vraiment étonnant. Je dirais que l’imagerie apocalyptique populaire représente une esthétisation des mondes de mort de Mbembe. On consomme en quelque sorte du nécroimaginaire : qui a le droit d’imaginer qu’il peut survivre, et qui n’en a pas le droit[4].
Y.S.
Carrément. Et la nécroéconomie prend souvent une forme extrêmement bizarre dans le genre du wasteland. On a l’impression que c’est ultralocalisé, dans le sens où le lien entre les décisions économiques et la mort est immédiat.
N.T
Ça me fait penser à la typologie du relais routier, qui, en tant que lieu, est un point central, où l’on offre des services à des hommes nomades et où l’on procède à des tas d’échanges. Il y a une scène hallucinante dans Apocalypse 2024, on dirait presque que c’est du cinéma d’auteur tout à coup. On y voit comme un gîte improvisé, un lieu où les solos, c’est-à-dire les hommes seuls qui rôdent dans le territoire, viennent se détendre, se laver. Ils rendent visite à des prostituées et ils peuvent assister à la projection de films bleus, dans lesquels on voit des femmes se faire violer et subir de multiples violences. C’est bien entendu une mise en abîme du film, mais aussi une expression satirique, critique, et peut-être extrêmement cynique de ce que nous, les spectateurs d’Apocalypse 2024, sommes en train de regarder, du produit que nous consommons. Je pense que cela rejoint ton observation selon laquelle nous ne regardons pas une représentation de l’avenir, mais plutôt une reproduction dépouillée du présent, où le vernis de la civilisation est mince. Ce film a plus de cinquante ans et, pourtant, il nous paraît d’une pertinence folle, presque écœurante! C’est pour ça aussi que ce n’est pas un film facile à regarder: la misogynie y est explicite et complètement fondée sur l’exploitation d’autrui.
Y.S.
Ah oui! la misogynie, dans ce film, envahit tout, mais c’est une misogynie compliquée et, je crois, mal comprise. Ce n’est pas comme si l’on introduisait de nouvelles formes de misogynie, une misogynie du futur. Le film nous montre ce qui se passe maintenant, aujourd’hui. Il nous montre que l’économie ne dépend pas de l’argent, mais des actifs, des excédents de valeur qu’on peut extraire et contrôler. Le pouvoir, c’est la capacité de contrôler les échanges d’actifs, et les actifs – ce qui a de la valeur – dans Apocalypse 2024, ce sont les boîtes de conserve et les femmes.
N.T.
Je n’avais jamais pensé à ça. Mais, maintenant, tu me fais réfléchir et je vois des parallèles avec La Route, aussi bien le livre de Cormac McCarthy que le film de John Hillcoat. Je pense en particulier à la mère du garçon (jouée par Charlize Theron), qui préfère se tuer plutôt que d’essayer de survivre et de protéger son enfant. La réaction instinctive à ce suicide, c’est de se dire qu’elle est lâche, qu’elle l’abandonne, mais je crois plutôt qu’il faudrait y voir un geste de protestation très puissant. Elle refuse de contribuer à la création du pouvoir, elle ne veut pas y participer, elle ne veut pas le soutenir. Elle refuse, plus spécifiquement, d’encourager l’expression extrême du pouvoir patriarcal blanc que promettent, la plupart du temps, les récits post-apocalyptiques. Si tu veux, la famille traditionnelle ne constitue pas, pour elle, un sanctuaire et elle ne peut pas non plus se réfugier dans ce qui existe à l’extérieur de la famille. Il y a un passage vraiment, horriblement, déchirant dans le livre (si déchirant, d’ailleurs, que la scène n’est pas dans le film), où un groupe aide une femme enceinte à survivre pour qu’il puisse ensuite – avec la mère! – manger le nouveau-né.
Y.S.
Beurk, c’est immonde. Mais enfin, je ne sais pas si l’on peut trouver un meilleur exemple de femmes considérées comme des marchandises. C’est même aller un peu plus loin: les femmes comme unités de production. Des machines à fabriquer des bébés, des machines à plaisir, des servantes. Ça me rappelle Thomas Jefferson, le président des États-Unis et grand propriétaire d’esclaves, qui affirmait: « Selon moi, une femme qui produit un enfant tous les deux ans est beaucoup plus rentable que l’homme le plus productif de la ferme. Elle fournit un surplus de capital, alors que le produit du travail de l’homme est englouti par la consommation[5]. »
N.T.
Il y a une minute, tu parlais des Occidentaux blancs – ou peut-être que tu t’adressais à eux. Le moment est peut-être venu de révéler que nous sommes issus de deux diasporas, juive et musulmane, et que l’un d’entre nous – toi – a la peau brune ? (Rires.) Je veux dire, c’est peut-être une grosse évidence, mais la majorité des films qui traitent de la fin du monde se place du point de vue de la survie et du salut des chrétiens blancs, et que tous les autres peuples vivent dans les marges ou n’existent tout simplement pas. Ou s’ils sont là, c’est seulement pour donner une impression un peu plus générale de l’humanité. Comme si l’humanité était forcément la cause de la fin du monde, et comme si l’humanité seule allait permettre de le reconstruire !
Y.S.
Ouais, je pense que le mieux, c’est de se poser la question : pour qui est-ce une apocalypse ? L’apocalypse blanche, le plus souvent, est projetée dans l’avenir, mais pour les personnes autochtones, noires ou de couleur, pour les sujets coloniaux, l’apocalypse se vit au présent, dans une sorte de réalité continue, ou alors ils l’ont déjà vécue. En un sens, la bombe atomique, Auschwitz, ou le passage du milieu représentent des expressions apocalyptiques de la modernité coloniale…
N.T.
… et leurs vies ont continué au-delà de la fin du monde, contraignant tous ces gens à exister dans un état de perpétuelle reconstruction. Comme si l’apocalypse était un état permanent.
Y.S.
D’ailleurs, juste pouvoir imaginer l’enfer ou l’apocalypse constitue une forme de privilège, parce que ça veut dire que tu ne vis pas déjà dedans[6].
— Pourquoi ils sont là ?
— Manque de respect, mauvaise attitude, refus d’obéir aux autorités.
— Des sermons ?
— Trois.
— La routine, quoi.
— Plus ou moins, oui.
N.T.
J’aimerais bien que tu me dises ce que tu as pensé de la scène du bunker dans Apocalypse 2024. Elle se trouve un peu après la moitié du film et elle introduit une coupure soudaine, une note discordante, à tel point qu’on a presque l’impression qu’on a changé de genre. On était à la surface, dans un monde dévasté, et on se retrouve tout à coup dans un lieu souterrain, fertile, protégé, où toute une communauté de super preppers a construit une véritable ville, nommée Topeka, sorte d’ersatz de paradis, petite commune du Midwest qui serait restée figée dans les années 1950. Une jeune femme de cette ville souterraine séduit Vic et le contraint à la suivre: il est capturé et baptisé de force dans une baignoire, sous les regards de la communauté tout entière. Alors…
Y.S.
Je suis désolé de t’interrompre, mais je dois dire que la scène de la baignoire m’a fait irrésistiblement penser à Matrix : Neo accepte de prendre la pilule rouge, il se réveille dans un sac amniotique et il découvre que des millions d’êtres humains sont utilisés (comme lui jusqu’à ce moment) comme source d’énergie. Neo s’éveille et voit le monde tel qu’il est vraiment – révélation! La scène de la baignoire d’Apocalypse 2024 montre exactement l’inverse: Vic se réveille dans la matrice de Topeka. En passant, juste avant que Neo commence à ressentir les effets de la pilule rouge, Cypher (qui est en fait le traître de l’histoire) lui dit: « Attache ta ceinture, Dorothy, parce que le Kansas va foutre le camp ! » Et quelle est la capitale du Kansas ? Topeka.
N.T.
J’adore, tu as réussi à tout relier, par une imitation déformée, au Magicien d’Oz ! Qui aurait pu deviner que le Kansas se trouvait à l’épicentre de tout[7] ! (Rires.) Bon, je vais continuer ma description. Donc, après le baptême de Vic, on le retrouve habillé d’une salopette et d’une chemise à carreaux, tel le stéréotype du fermier. On l’emmène à une foire agricole, avec fanfare, banquet, filles portant des bonnets et des tabliers, groupe de chanteurs a cappella et tout le tremblement! Non seulement tous les villageois sont blancs, mais en plus ils sont tous grimés pour paraître encore plus blancs – du whiteface ! Ce film est vraiment hallucinant; il est tout à fait typique du genre qu’il représente, en même temps qu’il pose un regard critique sur ce genre. Les années 1970, c’était vraiment une période géniale !
Y.S.
(Rires.) Oui, c’est vraiment un aspect fascinant de ce film. Le Topeka souterrain se veut une réflexion du monde de la surface, c’est-à-dire que le monde de la surface correspond au monde tel qu’il est en réalité, tandis que le monde souterrain dépeint le monde à venir, où tout est bien organisé, bien ordonné, où règnent l’abondance, la loi et les vertus morales. Mais ce n’est qu’une façade, une représentation théâtrale – ce que symbolise parfaitement le maquillage outré des villageois. Ces personnes blanches jouent un rôle: elles jouent le rôle de personnes blanches! Elles incarnent la blancheur – et, par ce mot, je fais allusion au penseur nigérian Báyò Akómoláfé, qui définit la blancheur comme le projet de créer de l’individualité, de séparer[8]. La commune est administrée par un groupe se faisant appeler le comité, qui accomplit tous les rites de la blancheur, c’est-à-dire qu’il tient des réunions, qu’il examine des plans, qu’il produit des graphiques, qu’il inflige des châtiments. En gros, tous les rites de l’appareil bureaucratique colonial. Ces pratiques relèvent d’une super structure dont le but explicite est de permettre aux individus de réaliser leurs rêves. Mais, en réalité, c’est une façade trompeuse, parce que l’autorité de la loi sert essentiellement à se débarrasser – c’est-à-dire tuer – de ceux qui se différencient des autres. La nécropolitique en action. Vic, lui, représente l’explorateur blanc et viril, celui dont Topeka a besoin pour se revitaliser, pour se réensemencer.
N.T.
Oui ! Et l’expression de la blancheur comme technique de séparation peut être reliée à la grande terreur du mélange ethnique, qui obsédait les autorités impériales et coloniales du XIXe et du début du XXe siècle: l’impossibilité d’empêcher, aux marges de leur domaine, le métissage des races perçu comme une infection qui mènerait inévitablement à la fin de l’empire. Après tout, les histoires de zombies ne racontent rien d’autre: une infection allégorique par laquelle un groupe est remplacé par un autre groupe.
Y.S.
Ce qui nous ramène directement aux mondes de mort de Mbembe, au monde des morts-vivants
N.T.
Ah oui! À ce sujet, World War Z est probablement la manifestation la plus probante de ce phénomène. Dans ce film, les structures des pouvoirs existants – le militantisme pro-occidental, hétéro-patriarcal – sont dûment représentées comme les seules capables de sauver l’humanité. Sans oublier, évidemment, cet élément narratif fondamental : Israël avait dès le début mis Jérusalem en quarantaine pour éviter sa contamination par les zombies. Le monde musulman et le peuple palestinien deviennent, par la force des choses, des monstres. On dirait presque un film de propagande en faveur des technologies de séparation : la surveillance, la construction de murs, la puissance militaire, la brutalité, l’exclusion, etc.
Y.S.
Ce qui nous ramène à Akómoláfé et à sa définition de la blancheur comme projet de séparation. Le but, c’est toujours d’enfermer, d’emmurer, de se fortifier…
N.T.
Et nous voici alors revenus aux colons et à leurs forts, qui me font toujours penser à une citation de Fred Moten : « Les colonisateurs croient toujours qu’ils ne font que se défendre. C’est pour cette raison qu’ils vont construire des forts sur le territoire des autres[9]. » En plus, le bunker, c’est la technologie de séparation parfaite: on s’enferme, on se débarrasse du monde et d’autrui. Pareil pour un vaisseau spatial. Parce que c’est quoi, un vaisseau spatial, si ce n’est pas un bunker qui vole dans l’espace interstellaire? Mais bon, tout ça nous mène trop loin, on n’en sortirait pas. J’aimerais plutôt changer de sujet et parler de l’utilisation parfaitement sinistre qui est faite de la nostalgie dans ce film – plus spécifiquement, de la nostalgie conservatrice, blanche, idéalisée, rockwellienne, qui est explicitement mise en scène à Topeka. C’est à la fois une caricature et une prémonition affreusement exacte du Make American Great Again (MAGA) de Trump.
Y.S.
À mon avis, le cadre campagnard, pastoral, de Topeka n’est pas un hasard. Cultiver la terre, c’est la civiliser, l’ordonner, la contrôler. On plante, on fait pousser, on récolte. J’ai fait une petite recherche et j’ai découvert que Topeka voulait dire endroit idéal pour récolter les pommes de terre en kansa-osage. Ce qui est ironique, c’est que les colons blancs n’ont jamais considéré les autochtones comme des agriculteurs, des cultivateurs, des peuples ayant une culture. Ce qu’ils n’arrivaient pas à comprendre, c’est qu’une grande part des autochtones pratiquait une forme d’agriculture qui ne détruit pas
l’écosystème pour produire une récolte. Leurs cultures s’intégraient à l’écosystème, ce qui donnait l’impression que les plantes poussaient naturellement. L’abondance du territoire américain a stupéfié les premiers colons européens et ils nous ont laissé des descriptions de la nature sauvage comme une sorte d’immense jardin. Cela les a d’autant plus convaincus que Dieu leur destinait ces terres. C’est ce qui a mené tout droit à la notion de destinée manifeste, qu’on peut voir comme l’ancêtre de l’idéologie MAGA de Trump.
N.T.
Après avoir examiné toutes ces représentations post-apocalyptiques, on devrait peut-être essayer de répondre à la question que nous ont posée Anniina Koivu et Jolanthe Kugler: la fin du monde est-elle un happy end ?
Y.S.
Le problème, c’est que cette question ne fait qu’en soulever d’autres. Si la fin est heureuse, elle est heureuse pour qui ? Les êtres humains, les animaux, les machines, les plantes, les cailloux ? Et dans fin du monde, que désigne le mot monde ? La culture, la nation, la civilisation, la planète, l’univers ? Et ainsi de suite. Le happy end, on peut l’entendre au sens hollywoodien du terme, ou comme dans un conte de fées : à la fin, tout redevient normal. Les person- nages principaux vivent heureux. Après la conversation qu’on vient d’avoir, ça veut dire que beaucoup, beaucoup de personnes seraient mortes pour rien. Ça veut dire aussi que les survivants sont de toute façon ceux qui détenaient déjà le pouvoir avant, ceux qui avaient la faculté d’agir.
N.T.
Ce qui me désole, c’est que, pour beaucoup de monde, la fin du monde est justement, en soi, une fin heureuse. Plus les récits appartenant à cet imaginaire prolifèrent, plus nous sommes préparés à sa réalisation, et plus cette réalisation devient probable. C’est la violence du temps linéaire. Et puis, nous le savons: la prolifération de cette imagerie fanatique ou spéculative a un effet réel, un impact sur la réalité. Elle informe notre conscience col- lective et elle influence les législateurs.
Y.S.
Selon moi, si l’apocalypse est une révélation, alors il faut se dire que, pour certaines personnes, il aurait été mieux de ne pas voir ce qui nous a été révélé: elles voudraient à tout prix que la situation ne change pas. Pour beaucoup d’autres, en revanche, la révélation représente un encouragement, une
incitation, un appel à provoquer le changement. Or, si par changement, on veut dire: mettre fin au patriarcat blanc suprématiste capitaliste, alors oui, c’est un happy end.
N.T.
(Rires.) Quand je pense à tous ces gens qui se sont engagés à fond dans cet imaginaire, tous ces preppers fanatiques… S’il n’y a pas d’apocalypse, ils seront peut-être amèrement déçus ! Ils ont accumulé toutes ces caisses de pêches en conserve… Qui va les manger ?
Y.S.
(Rires.) Et la piscine, au fond du bunker, qui va devoir la désinfecter, alors que les moisissures y pullulent depuis des décennies ?
Rotterdam, 12 et 13 avril 2024
Cet article est à retrouver dans la publication We Will Survive relative à l'exposition et disponible à la librairie-boutique.