Les imagi­naires post-apoca­lyp­tiques

Apocalypse 2024 (A Boy and His Dog), 1975

Matrix, 1999

World War Z, 2013

Dans le cadre de l'exposition We Will Survive et de la publication qui l'accompagne, Yassine Salihine, conservateur en chef au Design Museum Den Bosch et Noam Toran, artiste et chercheur reconnu internationalement, ont collaboré avec les commissaires pour retracer l'histoire des films post-apocalyptiques et en analyser les ressorts. Voici ce qu'ils en ont tiré:

Tout d’abord, une petite mise en contexte pour nos lecteurs et lectrices, juste pour leur dire où l’on est et ce qu’on veut faire. On est chez Yassine, dans son salon, on est vendredi matin, on a des vien­noi­se­ries et du café, un dicta­phone, et on va passer les deux prochains jours à regar­der des films et des séries télé post-apoca­lyp­tiques pour réflé­chir à ce qui s’y joue constam­ment, à ce qui nous inquiète dans ce genre bien parti­cu­lier, et aussi pour se deman­der, comme le souhaitent Anniina Koivu et Jolanthe Kugler (éditrices de cette publi­ca­tion), si un récit post-apo peut finir bien, avoir un happy end. Chez Yassine, l’am­biance est le contraire absolu de celle à l’écran: c’est chaud, vivant; c’est saturé de couleurs, il y a des livres partout, aux murs sont accro­chés ses propres tableaux, des photos, et il y a telle­ment de plantes que l’écran télé en est partiel­le­ment voilé. Or, ce qui nous attend, ce sont des scènes d’hor­reur, des millions de morts, de la destruc­tion, du déses­poir, de la déser­ti­fi­ca­tion.

Voici le programme : Mad Max 2 le défi, Termi­na­tor, Le Jour d’après, Le Dernier Rivage et World War Z, les deux premiers épisodes de la nouvelle série Fallout… Mais le film le plus inté­res­sant de tous, celui dont on n’ar­rête pas de parler entre nous, c’est Apoca­lypse 2024 (A Boy and His Dog en anglais), un film culte du milieu des années 1970. Apoca­lypse 2024, c’est un peu la repré­sen­ta­tion origi­nelle du paysage de désert post-apoca­lyp­tique, la forme la plus pure, la plus concen­trée, de toutes les problé­ma­tiques, de toutes les maté­ria­li­tés, de toute la philo­so­phie du genre – et en plus, ça se passe en 2024, ce qui n’est pas du tout sinistre !

En fait, ce n’est sans doute pas exagéré de dire que presque tous les romans, tous les films, tous les jeux vidéo, où les person­nages errent dans un monde déser­tique, dérivent de près ou de loin d’Apoca­lypse 2024 – y compris la série des Mad Max (George Miller a avoué qu’il y avait « volé » plusieurs idées) et celle des jeux vidéo Fallout. Le film (une adap­ta­tion de la nouvelle de Harlan Elli­son A Boy and His Dog publiée en 1969) raconte l’his­toire de Vic, un jeune homme amoral (inter­prété par Don John­son), et de Blood, son chien doté de pouvoirs télé­pa­thiques. Ils errent dans un paysage post-nucléaire, où tout ce qui reste de la civi­li­sa­tion est recou­vert d’une épaisse couche de pous­sière atomique. Ensemble, ils fuient les escla­va­gistes voleurs d’en­fants et les mutants en maraude, ils cherchent des boîtes de conserve, des endroits où se réfu­gier, et des femmes à violer. La première moitié du film se passe à la surface, la seconde sous terre, dans une espèce de para­dis des prep­pers : un immense bunker anti­ato­mique, assez grand pour conte­nir toute une fausse ville. Ce qui suit est la trans­crip­tion de notre conver­sa­tion lors de la projec­tion, entre­cou­pée de passages du film.

C’est domma­ge… Non, mais c’est vrai, quoi! Ils avaient pas besoin de la tailler, cette meuf! On aurait pu s’en servir encore deux ou trois fois.

Noam Toran
Yassine, on vient de commen­cer le film, est-ce que tu peux me donner tes premières impres­sions ?
Yassine Sali­hine
Disons qu’il y a deux ou trois choses que j’ai tout de suite remarquées. Tout d’abord, ça ressemble un peu à un western spaghetti. Les plans larges me font penser à Sergio Leone et tout le contexte, le paysage déser­tique, ça me semble corres­pondre aussi. Mais ce qui me frappe vrai­ment, c’est l’im­bri­ca­tion immé­diate qui est faite, dans cet univers, entre l’amo­ra­lité et la miso­gy­nie du person­nage prin­ci­pal. En gros, il court dans tous les sens à la recherche de femmes à violer, et il boude quand il en trouve une dans un trop sale état pour être touchée. Le film n’y va pas avec le dos de la cuillère: les femmes sont d’em­blée repré­sen­tées comme des marchan­dises sans grande valeur. J’ai l’im­pres­sion que ça va secouer.

N.T.
Main­te­nant que tu as attiré l’at­ten­tion sur ce point, le fait de consi­dé­rer le genre apoca­lyp­tique du désert comme un descen­dant du western permet d’éta­blir toutes sortes de liens histo­riques et géogra­phiques. Je pense en parti­cu­lier à la façon dont le western mythi­fie les récits de survie des colons, de violence et de régé­né­ra­tion dans le Sud-Ouest améri­cain, et à celle dont le désert devient un espace mythique, où seuls les plus forts triomphent de son carac­tère inhos­pi­ta­lier, de son vide appa­rent et de sa sauva­ge­rie – et des « sauvages », c’est-à-dire les peuples autoch­tones – et peuvent prendre place et domi­ner. Les récits des waste­lands mettent en scène les mêmes condi­tions que les westerns ou les histoires de colo­ni­sa­tion: pour survivre dans un monde hostile, il faut savoir iden­ti­fier et exploi­ter les rares ressources essen­tielles[1], il faut échap­per à l’« autre » menaçant, il faut accep­ter que seule la violence permet de puri­fier la société avant de la recons­truire ou de la régé­né­rer. Il s’agit aussi de mettre en place l’idée que le désert est un espace perdu, que c’est un espace vide – sauf que non! c’est un écosys­tème très riche! –, que son poten­tiel agri­cul­tu­rel, minier, etc., est sous-exploité, gaspillé par les popu­la­tions autoch­tones qui y vivent.

Y.S.
C’est inté­res­sant cette notion de gâchis dans les repré­sen­ta­tions post-apoca­lyp­tiques : de tous les objets, de tous les maté­riaux de la civi­li­sa­tion, ne restent plus main­te­nant que des ordures, des détri­tus. L’idée de valeur a été complè­te­ment boule­ver­sée: n’a désor­mais de valeur que ce qui aide à survivre un peu plus long­temps.

N.T.
Oui! Et donc on se retrouve avec ces assem­blages invrai­sem­blables, chimé­riques, ces accu­mu­la­tions d’objets dispa­rates, qui consti­tuent une compo­sante esthé­tique fonda­men­tale du genre. Un étudiant m’a récem­ment fait connaître une cita­tion de Brian Thill : « Les ordures, ce sont des objets plus du temps[2]. »

Y.S.
Si on tient compte du sens premier d’apo­ca­lypse, c’est-à-dire révé­la­tion, alors le post-apoca­lyp­tique, c’est ce qui vient après la révé­la­tion. Et ce qui a été révélé, c’est la vraie nature de ce qui avait été construit. Toutes ces vies gaspillées, tout ce poten­tiel perdu, toute cette éner­gie dissi­pée. Un film post-apoca­lyp­tique ne nous montre pas un monde post-apoca­lyp­tique, il nous montre le monde tel qu’il est: la convoi­tise, la violence, la marchan­di­sa­tion, l’ex­ploi­ta­tion. La liberté de l’Ouest blanc est fondée sur l’ab­sence de liberté des autres, ceux qui ne sont pas blancs. Les besoins consu­mé­ristes de l’Ouest déter­minent qui a le droit de vivre et qui doit mourir. C’est ce que le poli­ti­co­logue came­rou­nais Achille Mbembe appe­lait la « nécro­po­li­tique », un phéno­mène qui provoque la créa­tion de ce qu’il nomme des « mondes de mort », ou des « formes uniques et nouvelles d’exis­tence sociale, dans les quelles de nombreuses popu­la­tions sont soumises à des condi­tions d’exis­tence leur confé­rant le statut de morts-vivants[3] ». On peut d’ailleurs étendre ce concept et parler de nécroé­co­no­mie – les valeurs déter­mi­nant qui a le droit de vivre et de mourir –, de nécro­psy­cho­lo­gie – ceux qui sont jugés assez sains d’es­prit ou normaux méritent de vivre –, de nécro­cul­ture – repré­sen­ter l’es­thé­tique de ceux dont la vie vaut quelque chose. Donc, ici, quand on parle de l’ima­gi­naire de survie, on parle de qui ?

N.T.
C’est vrai­ment éton­nant. Je dirais que l’ima­ge­rie apoca­lyp­tique popu­laire repré­sente une esthé­ti­sa­tion des mondes de mort de Mbembe. On consomme en quelque sorte du nécroi­ma­gi­naire : qui a le droit d’ima­gi­ner qu’il peut survivre, et qui n’en a pas le droit[4].

Y.S.
Carré­ment. Et la nécroé­co­no­mie prend souvent une forme extrê­me­ment bizarre dans le genre du waste­land. On a l’im­pres­sion que c’est ultra­lo­ca­lisé, dans le sens où le lien entre les déci­sions écono­miques et la mort est immé­diat.

N.T
Ça me fait penser à la typo­lo­gie du relais routier, qui, en tant que lieu, est un point central, où l’on offre des services à des hommes nomades et où l’on procède à des tas d’échanges. Il y a une scène hallu­ci­nante dans Apoca­lypse 2024, on dirait presque que c’est du cinéma d’au­teur tout à coup. On y voit comme un gîte impro­visé, un lieu où les solos, c’est-à-dire les hommes seuls qui rôdent dans le terri­toire, viennent se détendre, se laver. Ils rendent visite à des pros­ti­tuées et ils peuvent assis­ter à la projec­tion de films bleus, dans lesquels on voit des femmes se faire violer et subir de multiples violences. C’est bien entendu une mise en abîme du film, mais aussi une expres­sion sati­rique, critique, et peut-être extrê­me­ment cynique de ce que nous, les spec­ta­teurs d’Apoca­lypse 2024, sommes en train de regar­der, du produit que nous consom­mons. Je pense que cela rejoint ton obser­va­tion selon laquelle nous ne regar­dons pas une repré­sen­ta­tion de l’ave­nir, mais plutôt une repro­duc­tion dépouillée du présent, où le vernis de la civi­li­sa­tion est mince. Ce film a plus de cinquante ans et, pour­tant, il nous paraît d’une perti­nence folle, presque écœu­rante! C’est pour ça aussi que ce n’est pas un film facile à regar­der: la miso­gy­nie y est expli­cite et complè­te­ment fondée sur l’ex­ploi­ta­tion d’au­trui.

Y.S.
Ah oui! la miso­gy­nie, dans ce film, enva­hit tout, mais c’est une miso­gy­nie compliquée et, je crois, mal comprise. Ce n’est pas comme si l’on intro­dui­sait de nouvelles formes de miso­gy­nie, une miso­gy­nie du futur. Le film nous montre ce qui se passe main­te­nant, aujour­d’hui. Il nous montre que l’éco­no­mie ne dépend pas de l’ar­gent, mais des actifs, des excé­dents de valeur qu’on peut extraire et contrô­ler. Le pouvoir, c’est la capa­cité de contrô­ler les échanges d’ac­tifs, et les actifs – ce qui a de la valeur – dans Apoca­lypse 2024, ce sont les boîtes de conserve et les femmes.

N.T.
Je n’avais jamais pensé à ça. Mais, main­te­nant, tu me fais réflé­chir et je vois des paral­lèles avec La Route, aussi bien le livre de Cormac McCar­thy que le film de John Hill­coat. Je pense en parti­cu­lier à la mère du garçon (jouée par Char­lize Theron), qui préfère se tuer plutôt que d’es­sayer de survivre et de proté­ger son enfant. La réac­tion instinc­tive à ce suicide, c’est de se dire qu’elle est lâche, qu’elle l’aban­donne, mais je crois plutôt qu’il faudrait y voir un geste de protes­ta­tion très puis­sant. Elle refuse de contri­buer à la créa­tion du pouvoir, elle ne veut pas y parti­ci­per, elle ne veut pas le soute­nir. Elle refuse, plus spéci­fique­ment, d’en­cou­ra­ger l’ex­pres­sion extrême du pouvoir patriar­cal blanc que promettent, la plupart du temps, les récits post-apoca­lyp­tiques. Si tu veux, la famille tradi­tion­nelle ne consti­tue pas, pour elle, un sanc­tuaire et elle ne peut pas non plus se réfu­gier dans ce qui existe à l’ex­té­rieur de la famille. Il y a un passage vrai­ment, horri­ble­ment, déchi­rant dans le livre (si déchi­rant, d’ailleurs, que la scène n’est pas dans le film), où un groupe aide une femme enceinte à survivre pour qu’il puisse ensuite – avec la mère! – manger le nouveau-né.

Y.S.
Beurk, c’est immonde. Mais enfin, je ne sais pas si l’on peut trou­ver un meilleur exemple de femmes consi­dé­rées comme des marchan­dises. C’est même aller un peu plus loin: les femmes comme unités de produc­tion. Des machines à fabriquer des bébés, des machines à plai­sir, des servantes. Ça me rappelle Thomas Jeffer­son, le président des États-Unis et grand proprié­taire d’es­claves, qui affir­mait: « Selon moi, une femme qui produit un enfant tous les deux ans est beau­coup plus rentable que l’homme le plus produc­tif de la ferme. Elle four­nit un surplus de capi­tal, alors que le produit du travail de l’homme est englouti par la consom­ma­tion[5]. »

N.T.
Il y a une minute, tu parlais des Occi­den­taux blancs – ou peut-être que tu t’adres­sais à eux. Le moment est peut-être venu de révé­ler que nous sommes issus de deux diaspo­ras, juive et musul­mane, et que l’un d’entre nous – toi – a la peau brune ? (Rires.) Je veux dire, c’est peut-être une grosse évidence, mais la majo­rité des films qui traitent de la fin du monde se place du point de vue de la survie et du salut des chré­tiens blancs, et que tous les autres peuples vivent dans les marges ou n’existent tout simple­ment pas. Ou s’ils sont là, c’est seule­ment pour donner une impres­sion un peu plus géné­rale de l’hu­ma­nité. Comme si l’hu­ma­nité était forcé­ment la cause de la fin du monde, et comme si l’hu­ma­nité seule allait permettre de le recons­truire !

Y.S.
Ouais, je pense que le mieux, c’est de se poser la ques­tion : pour qui est-ce une apoca­lypse ? L’apo­ca­lypse blanche, le plus souvent, est proje­tée dans l’ave­nir, mais pour les personnes autoch­tones, noires ou de couleur, pour les sujets colo­niaux, l’apo­ca­lypse se vit au présent, dans une sorte de réalité conti­nue, ou alors ils l’ont déjà vécue. En un sens, la bombe atomique, Ausch­witz, ou le passage du milieu repré­sentent des expres­sions apoca­lyp­tiques de la moder­nité colo­nia­le…

N.T.
… et leurs vies ont conti­nué au-delà de la fin du monde, contrai­gnant tous ces gens à exis­ter dans un état de perpé­tuelle recons­truc­tion. Comme si l’apo­ca­lypse était un état perma­nent.

Y.S.
D’ailleurs, juste pouvoir imagi­ner l’en­fer ou l’apo­ca­lypse consti­tue une forme de privi­lège, parce que ça veut dire que tu ne vis pas déjà dedans[6].

— Pourquoi ils sont là ?
— Manque de respect, mauvaise atti­tude, refus d’obéir aux auto­ri­tés.
— Des sermons ?
— Trois.
— La routine, quoi.
— Plus ou moins, oui.

N.T.
J’ai­me­rais bien que tu me dises ce que tu as pensé de la scène du bunker dans Apoca­lypse 2024. Elle se trouve un peu après la moitié du film et elle intro­duit une coupure soudaine, une note discor­dante, à tel point qu’on a presque l’im­pres­sion qu’on a changé de genre. On était à la surface, dans un monde dévasté, et on se retrouve tout à coup dans un lieu souter­rain, fertile, protégé, où toute une commu­nauté de super prep­pers a construit une véri­table ville, nommée Topeka, sorte d’er­satz de para­dis, petite commune du Midwest qui serait restée figée dans les années 1950. Une jeune femme de cette ville souter­raine séduit Vic et le contraint à la suivre: il est capturé et baptisé de force dans une baignoire, sous les regards de la commu­nauté tout entière. Alors…

Y.S.
Je suis désolé de t’in­ter­rompre, mais je dois dire que la scène de la baignoire m’a fait irré­sis­ti­ble­ment penser à Matrix : Neo accepte de prendre la pilule rouge, il se réveille dans un sac amnio­tique et il découvre que des millions d’êtres humains sont utili­sés (comme lui jusqu’à ce moment) comme source d’éner­gie. Neo s’éveille et voit le monde tel qu’il est vrai­ment – révé­la­tion! La scène de la baignoire d’Apoca­lypse 2024 montre exac­te­ment l’in­verse: Vic se réveille dans la matrice de Topeka. En passant, juste avant que Neo commence à ressen­tir les effets de la pilule rouge, Cypher (qui est en fait le traître de l’his­toire) lui dit: « Attache ta cein­ture, Doro­thy, parce que le Kansas va foutre le camp ! » Et quelle est la capi­tale du Kansas ? Topeka.

N.T.
J’adore, tu as réussi à tout relier, par une imita­tion défor­mée, au Magi­cien d’Oz ! Qui aurait pu devi­ner que le Kansas se trou­vait à l’épi­centre de tout[7] ! (Rires.) Bon, je vais conti­nuer ma descrip­tion. Donc, après le baptême de Vic, on le retrouve habillé d’une salo­pette et d’une chemise à carreaux, tel le stéréo­type du fermier. On l’em­mène à une foire agri­cole, avec fanfare, banquet, filles portant des bonnets et des tabliers, groupe de chan­teurs a cappella et tout le trem­ble­ment! Non seule­ment tous les villa­geois sont blancs, mais en plus ils sont tous grimés pour paraître encore plus blancs – du white­face ! Ce film est vrai­ment hallu­ci­nant; il est tout à fait typique du genre qu’il repré­sente, en même temps qu’il pose un regard critique sur ce genre. Les années 1970, c’était vrai­ment une période géniale !

Y.S.
(Rires.) Oui, c’est vrai­ment un aspect fasci­nant de ce film. Le Topeka souter­rain se veut une réflexion du monde de la surface, c’est-à-dire que le monde de la surface corres­pond au monde tel qu’il est en réalité, tandis que le monde souter­rain dépeint le monde à venir, où tout est bien orga­nisé, bien ordonné, où règnent l’abon­dance, la loi et les vertus morales. Mais ce n’est qu’une façade, une repré­sen­ta­tion théâ­trale – ce que symbo­lise parfai­te­ment le maquillage outré des villa­geois. Ces personnes blanches jouent un rôle: elles jouent le rôle de personnes blanches! Elles incarnent la blan­cheur – et, par ce mot, je fais allu­sion au penseur nigé­rian Báyò Akómoláfé, qui défi­nit la blan­cheur comme le projet de créer de l’in­di­vi­dua­lité, de sépa­rer[8]. La commune est admi­nis­trée par un groupe se faisant appe­ler le comité, qui accom­plit tous les rites de la blan­cheur, c’est-à-dire qu’il tient des réunions, qu’il examine des plans, qu’il produit des graphiques, qu’il inflige des châti­ments. En gros, tous les rites de l’ap­pa­reil bureau­cra­tique colo­nial. Ces pratiques relèvent d’une super struc­ture dont le but expli­cite est de permettre aux indi­vi­dus de réali­ser leurs rêves. Mais, en réalité, c’est une façade trom­peuse, parce que l’au­to­rité de la loi sert essen­tiel­le­ment à se débar­ras­ser – c’est-à-dire tuer – de ceux qui se diffé­ren­cient des autres. La nécro­po­li­tique en action. Vic, lui, repré­sente l’ex­plo­ra­teur blanc et viril, celui dont Topeka a besoin pour se revi­ta­li­ser, pour se réen­se­men­cer.

N.T.
Oui ! Et l’ex­pres­sion de la blan­cheur comme tech­nique de sépa­ra­tion peut être reliée à la grande terreur du mélange ethnique, qui obsé­dait les auto­ri­tés impé­riales et colo­niales du XIXe et du début du XXe siècle: l’im­pos­si­bi­lité d’em­pê­cher, aux marges de leur domaine, le métis­sage des races perçu comme une infec­tion qui mène­rait inévi­ta­ble­ment à la fin de l’em­pire. Après tout, les histoires de zombies ne racontent rien d’autre: une infec­tion allé­go­rique par laquelle un groupe est remplacé par un autre groupe.

Y.S.
Ce qui nous ramène direc­te­ment aux mondes de mort de Mbembe, au monde des morts-vivants

N.T.
Ah oui! À ce sujet, World War Z est proba­ble­ment la mani­fes­ta­tion la plus probante de ce phéno­mène. Dans ce film, les struc­tures des pouvoirs exis­tants – le mili­tan­tisme pro-occi­den­tal, hétéro-patriar­cal – sont dûment repré­sen­tées comme les seules capables de sauver l’hu­ma­nité. Sans oublier, évidem­ment, cet élément narra­tif fonda­men­tal : Israël avait dès le début mis Jéru­sa­lem en quaran­taine pour éviter sa conta­mi­na­tion par les zombies. Le monde musul­man et le peuple pales­ti­nien deviennent, par la force des choses, des monstres. On dirait presque un film de propa­gande en faveur des tech­no­lo­gies de sépa­ra­tion : la surveillance, la construc­tion de murs, la puis­sance mili­taire, la bruta­lité, l’ex­clu­sion, etc.

Y.S.
Ce qui nous ramène à Akómoláfé et à sa défi­ni­tion de la blan­cheur comme projet de sépa­ra­tion. Le but, c’est toujours d’en­fer­mer, d’em­mu­rer, de se forti­fier…

N.T.
Et nous voici alors reve­nus aux colons et à leurs forts, qui me font toujours penser à une cita­tion de Fred Moten : « Les colo­ni­sa­teurs croient toujours qu’ils ne font que se défendre. C’est pour cette raison qu’ils vont construire des forts sur le terri­toire des autres[9]. » En plus, le bunker, c’est la tech­no­lo­gie de sépa­ra­tion parfaite: on s’en­ferme, on se débar­rasse du monde et d’au­trui. Pareil pour un vais­seau spatial. Parce que c’est quoi, un vais­seau spatial, si ce n’est pas un bunker qui vole dans l’es­pace inter­stel­laire? Mais bon, tout ça nous mène trop loin, on n’en sorti­rait pas. J’ai­me­rais plutôt chan­ger de sujet et parler de l’uti­li­sa­tion parfai­te­ment sinistre qui est faite de la nostal­gie dans ce film – plus spéci­fique­ment, de la nostal­gie conser­va­trice, blanche, idéa­li­sée, rock­wel­lienne, qui est expli­ci­te­ment mise en scène à Topeka. C’est à la fois une cari­ca­ture et une prémo­ni­tion affreu­se­ment exacte du Make Ameri­can Great Again (MAGA) de Trump.

Y.S.
À mon avis, le cadre campa­gnard, pasto­ral, de Topeka n’est pas un hasard. Culti­ver la terre, c’est la civi­li­ser, l’or­don­ner, la contrô­ler. On plante, on fait pous­ser, on récolte. J’ai fait une petite recherche et j’ai décou­vert que Topeka voulait dire endroit idéal pour récol­ter les pommes de terre en kansa-osage. Ce qui est ironique, c’est que les colons blancs n’ont jamais consi­déré les autoch­tones comme des agri­cul­teurs, des culti­va­teurs, des peuples ayant une culture. Ce qu’ils n’ar­ri­vaient pas à comprendre, c’est qu’une grande part des autoch­tones pratiquait une forme d’agri­cul­ture qui ne détruit pas
l’éco­sys­tème pour produire une récolte. Leurs cultures s’in­té­graient à l’éco­sys­tème, ce qui donnait l’im­pres­sion que les plantes pous­saient natu­rel­le­ment. L’abon­dance du terri­toire améri­cain a stupé­fié les premiers colons euro­péens et ils nous ont laissé des descrip­tions de la nature sauvage comme une sorte d’im­mense jardin. Cela les a d’au­tant plus convain­cus que Dieu leur desti­nait ces terres. C’est ce qui a mené tout droit à la notion de desti­née mani­feste, qu’on peut voir comme l’an­cêtre de l’idéo­lo­gie MAGA de Trump.

N.T.
Après avoir examiné toutes ces repré­sen­ta­tions post-apoca­lyp­tiques, on devrait peut-être essayer de répondre à la ques­tion que nous ont posée Anniina Koivu et Jolanthe Kugler: la fin du monde est-elle un happy end ?

Y.S.
Le problème, c’est que cette ques­tion ne fait qu’en soule­ver d’autres. Si la fin est heureuse, elle est heureuse pour qui ? Les êtres humains, les animaux, les machines, les plantes, les cailloux ? Et dans fin du monde, que désigne le mot monde ? La culture, la nation, la civi­li­sa­tion, la planète, l’uni­vers ? Et ainsi de suite. Le happy end, on peut l’en­tendre au sens holly­woo­dien du terme, ou comme dans un conte de fées : à la fin, tout rede­vient normal. Les person- nages prin­ci­paux vivent heureux. Après la conver­sa­tion qu’on vient d’avoir, ça veut dire que beau­coup, beau­coup de personnes seraient mortes pour rien. Ça veut dire aussi que les survi­vants sont de toute façon ceux qui déte­naient déjà le pouvoir avant, ceux qui avaient la faculté d’agir.

N.T.
Ce qui me désole, c’est que, pour beau­coup de monde, la fin du monde est juste­ment, en soi, une fin heureuse. Plus les récits appar­te­nant à cet imagi­naire proli­fèrent, plus nous sommes prépa­rés à sa réali­sa­tion, et plus cette réali­sa­tion devient probable. C’est la violence du temps linéaire. Et puis, nous le savons: la proli­fé­ra­tion de cette image­rie fana­tique ou spécu­la­tive a un effet réel, un impact sur la réalité. Elle informe notre conscience col- lective et elle influence les légis­la­teurs.

Y.S.
Selon moi, si l’apo­ca­lypse est une révé­la­tion, alors il faut se dire que, pour certaines personnes, il aurait été mieux de ne pas voir ce qui nous a été révélé: elles voudraient à tout prix que la situa­tion ne change pas. Pour beau­coup d’autres, en revanche, la révé­la­tion repré­sente un encou­ra­ge­ment, une
inci­ta­tion, un appel à provoquer le chan­ge­ment. Or, si par chan­ge­ment, on veut dire: mettre fin au patriar­cat blanc supré­ma­tiste capi­ta­liste, alors oui, c’est un happy end.

N.T.
(Rires.) Quand je pense à tous ces gens qui se sont enga­gés à fond dans cet imagi­naire, tous ces prep­pers fana­tiques… S’il n’y a pas d’apo­ca­lypse, ils seront peut-être amère­ment déçus ! Ils ont accu­mulé toutes ces caisses de pêches en conser­ve… Qui va les manger ?

Y.S.
(Rires.) Et la piscine, au fond du bunker, qui va devoir la désin­fec­ter, alors que les moisis­sures y pullulent depuis des décen­nies ?

 

Rotter­dam, 12 et 13 avril 2024

Cet article est à retrouver dans la publication We Will Survive relative à l'exposition et disponible à la librairie-boutique.