Retour aux sources

Actualités

Un projet présenté à la House of Switzerland dans le cadre de la Milano Design Week 2024.

Du 15 au 21 avril 2024
10h-20h

Casa degli Artisti
Corso Garibaldi 89/A
Via Tommaso da Cazzaniga
20121, Milano

Les miracles peuvent-ils être un projet de design ?

Le mudac s’est engagé dans une recherche-création sur les sources miraculeuses suisses avec le designer Felipe Ribon. Le projet explore les accointances, à la fois matérielles et symboliques, que ces eaux chargées de propriétés extraordinaires entretiennent avec celles et ceux qui osent leur faire confiance. Une première phase d’observation et de photographie de ces lieux de rituels a permis de révéler que de ces interactions naissent des rituels plus ou moins codifiés qui évoluent sans cesse. Ils sont accompagnés par des objets aux significations multiples. Ces objets souvent bricolés ou improvisés, construisent des ponts entre nos corps, humains et sociaux, et ces phénomènes physiques mystérieux.

Pour le mudac, Felipe Ribon a conçu cinq objets  conçus pour améliorer et faciliter ces pratiques magiques contemporaines que nous exposons pour la première fois à Milan, pour la design week, à la House of Switzerland. Cultiver ces rencontres, les rendre effectives participe d’une régénération écologique, car ces dispositifs sont des médiateurs qui permettent d’entrer dans les profondeurs de la terre, de (re)nouer avec ces puissances terrestres, et de fait, d’accepter notre interdépendance.

Design : Felipe Ribon
Commissariat : Scott Longfellow

Graphisme : Notter & Vigne
Production : Luca Ladiana

Presse

La rencontre des eaux

Felipe Ribon nous propose donc de sublimer notre relation à ces eaux par cinq objets de sa création. Il forme leur consistance dans l’usage et le voisinage précis des sources. Il travaille ainsi leur physicalité, leur chair, leur résistance, leur malléabilité et leur reflet car c’est à travers leurs corps substantiels qu’ils répondent à leurs doubles fonctions respectives : matérielles et médiumniques. Parmi les cinq, nous reconnaissons deux typologies bien connues et couramment utilisées près de ces sources : une cruche et un vase. Trois autres objets, plus mystérieux, sont des dispositifs d’interaction issus de la rencontre de certaines de ces eaux.

Miracle

Baden, mardi 13 février 2024. Je retrouve Felipe Ribon sur le quai de la gare. Nous descendons vers le quartier des sources et passons par une place carrée, la Kurplatz, où il convient de toucher une pierre, elle-même carrée. Cette pierre est chaude, ce qui est peu commun. Sous elle jaillit la source Acquae Helveticae, une des dix-huit qui ont fait de Baden une destination d’eau de choix depuis l’Antiquité romaine. Une petite statue de sainte Verena nichée en haut d’un bâtiment en travaux dépasse à peine du plastique qui recouvre l’échafaudage. Elle nous regarde tendrement avec sa cruche et son peigne, et nous rappelle que les bienfaits de ces sources ont eu diverses incarnations au fil des siècles. Un ouvrier désinhibé nous rejoint, il tâte également la pierre tiède. Cela porterait-il chance ?

Nous atteignons bientôt les rives de la Limmat, la rivière qui traverse la ville. De nombreux hôtels, plus ou moins anciens, témoignent encore de la tradition thermale curative de Baden. Nous apercevons un complexe architectural récent signé de Mario Botta. Les usages de l’eau thermale restent donc bien vivants. Plus intrigant, sous un petit kiosque urbain, une démonstration de plomberie digne de l’intérieur d’un vaisseau de Star Trek s’impose à nous : dans une colonne transparente, une eau gargouille à grosses bulles et défie la gravité ; elle remonte à la surface.

De chaque côté de la rivière, entre les berges et la rue, se trouvent des bains accessibles à tous et toutes, gratuitement : des baignoires élégantes de béton et des pédiluves. Une première fontaine nous invite, quoique avec modération, à boire l’eau chargée en minéraux de la source locale. Un verre par jour, pas plus. Je m’exécute. Baahhhh ! L’eau, la plus minéralisée de Suisse, aurait été stockée entre quatre mille et douze mille ans sous terre. Nous nous installons finalement rive droite, à l’adret, face au soleil. Nous enlevons nos chaussures, nos chaussettes et trempons nos pieds dans ces eaux miraculeuses. Il est midi. À nos côtés, une grande baignoire donc. Un cycliste arrive, pose son vélo contre le mur, se dévêtit et se trempe avec d’autres personnes à demi-nues qu’il ne semble pas connaître. Pour l’observateur étranger que je suis, cela tient (déjà) du miracle.

Rencontrologie

Felipe Ribon, depuis plus de dix ans maintenant, pratique ce qu’on pourrait appeler une « rencontrologie » par l’objet, un design qui refuse la norme utilitariste, dépasse le standard matériel, pour s’intéresser à ce qui échappe à l’entendement occidental dualiste et qui, pourtant, participe largement du bien-être des sens et de l’esprit. Il crée des objets qui permettent d’accompagner, de donner du confort, de préciser des pratiques que les modernes[1] qualifieraient d’irrationnelles ou de surnaturelles. Ces usages – du spiritisme aux eaux miraculeuses, en passant par l’hypnose – sont en effet moqués par ces derniers par « peur d’être dupes[2] » et, ce faisant, relégués au régime de rituels occultes, voire incultes. Ils continuent pourtant d’être vivants malgré la censure scientiste ! Nous proposons, avec ce projet, de les prendre au sérieux et de les accompagner.

En 2012, alors que la pratique de l’hypnose s’institutionnalise et s’installe peu à peu dans les hôpitaux pour traiter la douleur, Felipe Ribon défriche cette position de designer « rencontrologue » et dévoile son projet Mind the Gap : des objets (tapis, bols, tables, etc.) capables, par leur forme, leur matière, leur sonorité, de déclencher la transe et d’améliorer le processus thérapeutique de l’hypnose. L’approche est bien celle du design : s’intéresser à des usages pour créer des dispositifs. Quelques années plus tard, le designer franco-colombien franchit définitivement le Rubicon du design naturaliste[3]. Il présente la série ae objets médiums dont la fonction principale est de faciliter la prise de contact avec l’au-delà. Il présente son projet dans deux musées historiques, peuplés de fantômes[4]. Avec des tables tournantes, des tablettes d’écriture automatique, des ghostbusters et d’autres interfaces médiumniques, Felipe Ribon enrichit une typologie restée inchangée depuis le xixe siècle, moment d’apogée du spiritisme. Si bien qu’il accompagne, voire légitime des pratiques en déshérence mais persistantes car, comme le dit si bien Vinciane Despret, « si nous ne prenons pas soin d’eux, les morts meurent tout à fait[5] ». L’entrée en relation avec l’invisible n’est ni simplement réelle ni purement imaginaire ; elle relève plutôt d’une co-construction d’un espace de rencontre, d’une relation, d’une dimension non-euclidienne que les objets de Felipe Ribon engendrent.

Les eaux miraculeuses, un viatique face à la crise des sensibilités

Les objets de rencontrologie participent donc, grâce à leur présence, du vaste réseau d’échanges entre les divers individus, morts ou vivants, mais également avec d’autres vivants, avec d’autres forces vives. Face aux enjeux politiques, sanitaires et écologiques qui sont les nôtres, ce constat ouvre des perspectives puissantes. C’est dans cette entreprise d’exploration que le mudac, attentif aux doutes de notre temps, impliqué dans la complexité de l’intrication entre culture matérielle et écologie, et finalement cherchant à multiplier nos façons d’être au monde, plonge dans cette recherche-création sur les eaux miraculeuses suisses avec Felipe Ribon.

Parmi les quatre substances élémentaires qui composent l’univers, l’eau, associée dans de nombreuses cultures à la vie, à la purification et à l’émotion, est aujourd’hui un enjeu géopolitique critique. Nous posons que la réponse ne peut pas être uniquement celle de la gestion raisonnée d’une ressource. Il est urgent de répondre aux enjeux écologiques en prenant acte de la crise de sensibilité. Il est urgent de se lier aux forces qui, quoique échappant aux équations mathématiques et aux modèles de prévisions, sont bien réelles. Il est urgent d’épaissir nos relations aux mondes dans une approche non seulement transhistorique, mais également générative. C’est ce que risque ce projet de recherche en design. Il explore les sources miraculeuses suisses. De nombreuses sources, dans toute la Confédération, sont connues, référencées et visitées. Des puits avec des objets votifs datant de l’âge de bronze, pour les plus anciens, ont par exemple été découverts à Saint-Moritz. Il s’agit notamment d’épées et d’aiguilles augurant d’un lieu de culte dédié à la protection. L’eau de cette source a ensuite été exportée dans toute l’Europe pour ses vertus curatives. Sacrées pour certains pieux et pieuses ou païens et païennes, ces eaux miraculeuses sont très souvent personnifiées dans des figures féminines. On leur prête des vertus liées à la rédemption, à la guérison, à la purification, à la fertilité ou tout simplement à la joie d’être ensemble et en vie. Des sources oraculaires suisses existent également ; les plus documentées[6] sont souvent consultées pour prédire la météo – on les appelle « fontaine du temps » (maibrunnen), c’est notamment le cas à Engstlenbrunnen dans l’Oberland bernois – ou bien les récoltes agricoles – appelées « fontaine de la faim » (hungerbach) comme Seltenbach à Eglisau.

Remonter aux sources examine d’abord les accointances, à la fois matérielles et symboliques, que ces eaux chargées de propriétés extraordinaires entretiennent avec celles et ceux qui osent leur faire confiance. De ces interactions entre les êtres humains et ces sources, naît, en effet, une diversité de rituels plus ou moins codifiés qui évoluent sans cesse. Ils sont accompagnés par des objets aux significations multiples. Ces objets, transfuges d’usage, souvent bricolés ou improvisés, construisent pourtant des ponts entre nos corps, humains et sociaux, et ces phénomènes physiques mystérieux.

Interdépendance

« De même que les interdépendances écologiques ne répondent à aucune définition générale, les humains peuvent se rendre capables de peupler ou de repeupler les zones d’expérience que la modernité a dévastées, et de créer des rapports attentifs avec les autres habitants de cette terre[7]. »

Il serait réducteur de penser que cette proposition n’est qu’un délire new age individualiste pour des contemporains et contemporaines perdues, en manque d’expérience spirituelle, comme il est réducteur de penser que les eaux miraculeuses ne sont que des eaux chargées de minéraux par des phénomènes géochimiques souterrains. Le travail de Felipe Ribon aide à rétablir des liens, mais également la confiance et, enfin, le consentement à cette confiance.

Il s’agit en effet de consentir à avoir des connexions irrationnelles mais bien réelles avec des éléments vivants, et d’accepter que ces connexions puissent changer des vies. Cultiver ces rencontres, les rendre effectives par des objets pensés pour cela participent donc à une régénération écologique. Ces objets de rencontrologie deviennent des véhicules qui nous permettent d’entrer dans les profondeurs de la terre, de (re)nouer avec ces puissances terrestres, et de fait, d’accepter notre interdépendance. Ils pourraient se révéler être des dispositifs thérapeutiques permettant de se défaire d’une dépendance au régime amincissant inoculée par le dualisme matérialiste de la modernité. Entrer en relation avec les eaux miraculeuses pourrait être une source parmi d’autres de bifurcation, fournissant l’énergie dont nous avons besoin pour faire tomber le mur des apories de l’anthropocène, sur lequel nous semblons, tous et toutes, collectivement, buter.

Auteur : Scott Longfellow

[1] Pour une description du fonctionnement conceptuel des modernes, voir l’essai de Bruno LATOUR. Nous n’avons jamais été modernes. Paris : La Découverte, 1991. Ou son ouvrage ultérieur Enquête sur les modes d’existence. Paris : La Découverte, 2012.

[2] « Qu’il s’agisse d’attachements irrationnels, d’intérêts subjectifs, de croyances infondées, de l’univers lui-même qui peut à chaque moment nous égarer, les modernes seraient ceux qui ne cesseraient de rompre avec ce qui, jugé trompeur ou séducteur, les expose à ce qui est, pour eux, synonyme de perdition. » Voir l’article de Didier DEBAISE et Isabelle STENGERS. « Résister à l’amincissement du monde », Multitudes, no 85, 2021/4, p. 129-137, URL.

[3] Nous utilisons ici ce terme en référence à l’ontologie naturaliste telle que définie par Philippe Descola dans Par-delà nature et culture. Ce mode ontologique caractérise le monde occidental depuis les Lumières. À la suite de son étude, notamment sur les peuples Achuars d’Amazonie, Philippe Descola montre qu’il existe d’autres modes ontologiques, d’autres façons d’organiser notre rapport au monde.

[4] Au musée Cognacq-Jay à Paris, dans le cadre des D’Days, puis à Bordeaux dans les espaces de l’hôtel de Lalande, au sein du musée des Arts décoratifs et du Design, en 2015.

[5] Vinciane DESPRET. Au bonheur des morts. Récit de ceux qui restent. Paris : La Découverte, 2015, p. 14.

[6] Voir le travail du chercheur Kurt DERUNGS. Magische quelle Heiliges Wasser. Basel : Amalia, 2009.

[7] Didier DEBAISE et Isabelle STENGERS. Op. cit., p. 14.