Le mouvement prepper. Une réponse aux menaces de fin du monde?
Jolanthe Kugler
Croyez-vous que l’indépendance énergétique, l’agriculture durable, l’autonomie alimentaire, un mode de vie autosuffisant, le localisme, une culture fondée sur l’entraide et l’altruisme sont vitaux pour bâtir un avenir qui vaut la peine d’être vécu? Si oui, alors vous êtes, au moins partiellement, un prepper. Si ce mot, prepper, peut évoquer l’image de fanatiques armés jusqu’aux dents, planqués dans un bunker en attendant la fin du monde, la réalité est moins spectaculaire. De nos jours, les preppers sont plutôt médecins, portiers, directeurs d’école, publicitaires. Des couples mariés, heureux, installés en banlieue. En somme, des gens ordinaires.
Pourtant, ils appartiennent à un groupe de personnes persuadées que le monde, tel qu’il existe aujourd’hui, est condamné à disparaître. Les preppers sont convaincus que tous nos systèmes et, par conséquent, la société elle-même, sont inévitablement sur le point de s’effondrer. Mais, au lieu de se laisser paralyser par la peur, ils mettent en place une stratégie de survie dans l’espoir de reprendre le « contrôle de l’incontrôlable [1] », pour citer l’expression du chercheur en sciences sociales Mischa Luy – autrement dit, ils se préparent activement à ce qu’ils appellent le TEOTWAWKI (voir lexique, p. 116 et suiv.). Cette préparation comprend deux volets : survivre à l’inévitable effondrement, puis organiser la difficile construction d’un monde nouveau.
Dans le monde d’après, il n’y aura plus d’institutions, l’autonomie sera accordée à chacun, la surveillance étatique aura disparu, les subventions publiques aussi. La seule chose qui importera sera notre capacité à survivre dans un environnement essentiellement hostile. Les preppers aspirent donc à la plus grande autonomie possible, en matière d’approvisionnement en énergie ou en eau par exemple, mais ils prônent également la plus grande responsabilité individuelle. Ils croient à l’indépendance et à l’autosuffisance et ils revendiquent des savoir-faire que notre monde occidental, urbanisé, consumériste, contrôlé par les institutions, considère comme superflus: faire un feu, survivre en forêt, reconnaître les plantes et les herbes comestibles, cultiver un potager, filtrer l’eau, préserver les aliments, etc.
Du survivalisme radical au prepping comme mode de vie généralisé
Le mouvement prepper est apparu aux États-Unis dans les années 1960, au plus fort de la guerre froide. D’abord appelé survivalisme, il s’agissait à l’origine d’une recherche de solutions pratiques contre de potentiels désastres culturels et environnementaux – le plus évident d’entre eux étant la possibilité d’une guerre nucléaire. Selon les survivalistes, la menace nucléaire était provoquée par les scientifiques, les élites et les politiciens, tous prêts à sacrifier la vie des citoyens pour satisfaire leurs intérêts géopolitiques[2] . Par conséquent, ils ne faisaient pas confiance à l’État ni à une globalisation en marche. Ils refusaient de payer leurs impôts, rejetaient l’autorité du gouvernement et se relocalisaient, en partant vivre dans des régions isolées des États-Unis[3] . Le terme lui-même – survivalisme – donne une idée assez juste de l’état d’esprit qui prévalait alors: à l’anglais survival a été ajouté le suffixe -isme, qui désigne une doctrine, une idéologie, une attitude et, en même temps, une pratique.
Pendant des décennies, le survivalisme n’a guère été considéré que comme une sorte de radicalisme paranoïaque. Mais aujourd’hui, sous le nom de prepper, il est devenu un phénomène global, réunissant différentes sous-cultures: les retreaters, qui partent s’établir dans des régions reculées et cherchent à être totalement autonomes; les enthousiastes du bushcraft (voir lexique), qui fabriquent eux-mêmes des tas d’outils; les militants de l’offline, qui veulent se déconnecter de tous les services publics; les survivalistes, qui se préparent à une survie par le combat. Chacun de ces groupes projette une image assez insolite, qui va du bûcheron au chapeau en papier aluminium et du collectionneur compulsif accumulant les conserves de haricots, au prédicateur d’une apocalypse imminente. Quoi qu’il en soit, les sous-cultures preppers ont présenté, au cours du xxe siècle, de nombreux visages. De nos jours, la majorité des preppers « adoptent une posture défensive […] pour prendre leurs distances avec les positions politiques des premiers survivalistes[4] ». On estime désormais leur nombre à environ vingt millions aux États-Unis[5] .
Marginal à ses débuts, le prepping[6] s’est généralisé et ne cesse de croître au fil des crises: bug de l’an 2000, 11 septembre 2001, crise financière de 2008, guerres et attentats terroristes, pandémie de covid-19, invasion de l’Ukraine, conflit à Gaza, etc. Des millions de personnes, dans les pays les plus riches (les preppers ont quelque chose à perdre), ont ainsi commencé à se donner les moyens de se protéger. Ils achètent des équipements essentiels à la survie, préparent des réserves de denrées non périssables. Des centaines de manuels d’instructions et de tutoriels ont été publiés, expliquant comment survivre dans la nature, quelle nourriture et quels filtres à air se procurer, comment garder la chaleur, quels talkies-walkies utiliser. D’innombrables émissions abordent le sujet, la plus célèbre étant la série de téléréalité Doomsday Preppers, qui a suivi divers groupes survivalistes entre 2012 et 2014. Les militants qui proposent des façons de vivre différentes comptent des millions de followers et ceux qui vivent en dehors de tout réseau sont considérés comme des héros. Se préparer au moment où tout va sauter (le WTSHTF, voir lexique) puis au TEOTWAWKI qui suivra inévitablement, tout cela a créé une industrie qui vaut des milliards de dollars.
Le bon sauvage et le paradis perdu
Selon le sociologue Bertrand Vidal, la majorité des preppers, quelle que soit leur approche, partagent la conviction suivante: « L’homme d’aujourd’hui, l’Occidental consommateur, urbain, métropolitain, est un homme en défaut, une sorte d’infirme de guerre ou de mutilé de la civilisation qui a perdu les “compétences” (naturelles, primitives, sauvages, etc.) car trop éloigné de la Nature et trop éloigné de sa nature[7] . » Selon cette croyance, l’homme doit redécouvrir son côté primitif, revenir à ses origines. L’image rappelle fortement le mythe du « bon sauvage » (d’après Jean-Jacques Rousseau, porté aux nues par la littérature romantique dans les pays germanophones et anglophones[8] ). Et l’idée peut être résumée ainsi : si nous ne sommes plus bons aujourd’hui, c’est la faute de la civilisation. Le bon sauvage a dégénéré et est devenu l’ignoble homme civilisé. Dans le pire des cas, il est un sheeple (voir lexique). Les preppers emploient ce mot pour désigner ceux qui se laissent gouverner aveuglément par les PTB (les pouvoirs en place, voir lexique) et qui croient que l’État sera toujours là pour s’occuper d’eux.
Mais même si nous sommes « fondamentalement bons [9] », comme s’efforce de le démontrer l’historien Rutger Bregman, même si notre humanité et notre bonté innées ne sont corrompues que par la civilisation, la fin de cette civilisation est non seulement inévitable, mais souhaitable selon les preppers. Le prepping n’est donc pas une « culture de la fin, de la destruction », mais un « fantasme de rédemption[10] » – ce qui le rend d’autant plus intéressant pour certains. De fait, dans la conception du monde que se font les preppers, utopie et apocalypse sont intimement liées.
Ces notions de chute et de résurrection se rapprochent immanquablement de la collapsologie, mot inventé par Pablo Servigne, ingénieur agronome, et Raphaël Stevens, expert en résilience des systèmes socio-écologiques. Ce néologisme désigne un courant de pensée transdisciplinaire qui étudie les risques d’un effondrement de la civilisation industrielle et les moyens de s’y préparer, de s’y adapter. En collapsologie, les systèmes s’effondreront les uns après les autres, ce qui fera reculer l’humanité de plusieurs siècles, voire de plusieurs millénaires. Servigne et Stevens estiment que cet effondrement devrait se produire vers 2030. Avec Gauthier Chapelle, ils croient cependant qu’« une autre fin du monde est possible [11] ». Plus exactement, il est possible que le monde ne s’achève pas dans le chaos, la violence et la destruction. Ils préconisent ainsi l’avènement d’une culture fondée sur le soutien mutuel et l’altruisme, convaincus que seuls ceux qui coopèrent entre eux survivront à cet effondrement imminent [12] . Si l’emploi du suffixe -ologie peut donner une impression de rigueur scientifique, il n’en reste pas moins que la collapsologie tient plus de l’idéologie que de la science. Des convictions se mêlent aux données scientifiques, et priorité est donnée aux « croyances scientifiques » sur la « connaissance scientifique [13] ». Certes, la collapsologie présente une approche intéressante, mais on lui reproche aussi d’idéaliser la vie des collectivités prémodernes, de glorifier le passé et d’en faire une sorte de « paradis perdu [14] ». Plusieurs sous-cultures du mouvement prepper partagent ce point de vue.
Le plaisir du désastre
Le discours du xxe siècle, aussi bien scientifique que culturel ou médiatique, a été dominé par des menaces imaginaires. Depuis 1945 et les bombardements nucléaires d’Hiroshima et de Nagasaki, ces menaces imaginaires ont acquis une potentialité technique tout à fait réelle. De nos jours, les scénarios de catastrophes apocalyptiques se multiplient et nous connaissons un doom boom, une certitude de plus en plus grande que l’effondrement est inévitable [15] . En Europe, une personne sur sept est persuadée que la fin du monde se produira au cours de sa vie[16] et quatre-vingts pour cent des jeunes de seize à vingt-cinq ans disent souffrir d’une forte anxiété liée à la crise climatique, tout en étant très insatisfaits de leur gouvernement[17] . Il n’est donc pas étonnant que les preppers n’aient pas une vision très optimiste de l’avenir. Ils ne croient pas au progrès ; ils ne croient pas non plus qu’il soit possible d’améliorer notre monde jour après jour, grâce au développement de la technologie, de la médecine, etc. Comme l’écrit Eva Horn, spécialiste des études culturelles et littéraires, les preppers n’envisagent l’avenir que comme une inévitable catastrophe[18] . Il est révolu le temps où l’on croyait à la promesse du futur, « où l’on entrevoyait des perspectives de prospérité, où de grandioses progrès technologiques […] mettrai[en]t fin au labeur incessant du peuple et le soulagerai[en]t des souffrances causées par les maladies[19] ».
Paradoxalement, la certitude de l’imminence de la catastrophe produit une sorte de plaisir du désastre: « Actuellement, la plupart des images des sociétés futures […] prennent plaisir à représenter des cataclysmes, des ruines, la fin de tout, l’imminente catastrophe[20] », selon le politologue et sociologue Robert Feustel. Et, pour Horn, « la catastrophe est à la fois un rêve et un cauchemar[21] ». Or, dans les récents films apocalyptiques, ce sont les hommes qui causeront cette imminente catastrophe, probablement liée au changement climatique. D’autres scénarios sont également possibles. L’homme provoquera la catastrophe, mais celle-ci ne se manifestera pas comme un événement unique et destructeur: elle se révélera lentement. « Une catastrophe sans événement », pour reprendre l’expression d’Eva Horn. Aucun changement significatif ne se produira avant d’atteindre un point de bascule, lorsque la perpétuation du présent apportera une transformation importante et irréversible[22] .
La pensée catastrophique sur l’avenir a toujours existé sous diverses formes. Jusqu’aux prédictions apocalyptiques les plus récentes du calendrier maya, l’histoire du monde a connu d’innombrables avertissements sur la fin imminente de la planète. On peut dire que ces derniers sont aussi anciens que la civilisation humaine. Un de ces vieux scénarios est le mythe biblique du déluge, par lequel Dieu a éliminé l’espèce humaine tout entière, la seule exception étant Noé, épargné car il craignait Dieu. Il a survécu, avec ses animaux dans l’arche, et est ainsi devenu le premier prepper de l’histoire[23] . La prophétie transmise par une tablette d’argile assyrienne datant de presque trois mille ans avant notre ère est également mémorable: « Notre terre est dégénérée en ces derniers jours. Des signes annoncent que le monde va bientôt prendre fin. La corruption et la turpitude sont monnaie courante, les enfants n’obéissent plus à leurs parents, chaque homme veut écrire un livre. Il est évident que la fin du monde est proche[24] . »
« Apocalypse » vient d’ailleurs du grec qui signifie « dévoilement », « découverte » ou « révélation ». En ce sens, il n’est pas étonnant que toutes les apocalypses religieuses aient ce trait en commun: elles considèrent qu’il ne faut pas craindre la fin, mais l’espérer, car elle sera une révélation où les méchants seront vaincus et les gentils survivront. Un monde nouveau et meilleur apparaîtra. Au xviiie et au xixe siècle, une vision catastrophiste de l’avenir est pourtant apparue, qui s’affranchit du récit religieux. Dans le contexte du romantisme, la fin de l’humanité n’est plus liée au Jugement dernier, elle devient profane et n’est plus pensée comme un recommencement. L’idée que la fin de tout a un témoin, une âme seule, un dernier homme qui « contemple la fin de l’histoire [25] », est également nouvelle. C’est ainsi que de nombreux preppers se considèrent: ils se voient comme les derniers survivants de l’ancienne terre, et comme les premiers membres du nouveau monde.
Notre terreur apparemment omniprésente d’une destruction imminente totale a d’ailleurs un effet surprenant: le cinéma apocalyptique est plus populaire que jamais. Est-ce que nous ne trouverions pas agréable l’idée que nous puissions être les derniers êtres humains sur terre ? Il est également frappant de constater que les scénarios d’une catastrophe climatique sans événement sont les plus nombreux. Par exemple, le film de Roland Emmerich, Le Jour d’après (2004), décrit la fin du monde comme la conséquence d’un « présent sans incident qui continue ouvertement, et contre toute raison, à marcher dans la même direction [26] ». Ce type de film contribue peut-être même à nourrir un désir secret: transformer la peur en réalité et mettre ainsi un terme à la litanie des mauvaises nouvelles qui ne cessent de nous assaillir. Les films apocalyptiques peuvent servir de sédatifs, de stimulants ou de placebos, mais aussi de psychogrammes qui thématisent les constellations de problèmes politiques, culturels, moraux et éthiques de notre temps.
Menaces existentielles et évaluation des risques
Tous les jours, les médias déversent leurs mauvaises nouvelles, si bien que les craintes des preppers finissent par paraître raisonnables. Sans relâche, les actualités annoncent, en termes apocalyptiques, que les plantes ne pourront plus pousser dans le sol, que les poissons disparaîtront des océans, et elles encouragent à nous demander s’il est bien avisé d’avoir des enfants. D’innombrables dangers, naturels ou créés par l’homme, menacent notre existence : les événements géophysiques, météorologiques ou climatiques, comme les tremblements de terre, les éruptions volcaniques, les glissements de terrain, les sécheresses, les feux de forêt, les tempêtes, les inondations; les périls existentiels comme les bombes nucléaires, les nouveaux pouvoirs de l’intelligence artificielle, les pandémies et l’effondrement de l’économie. La majorité des preppers considèrent que la plus grande menace qui pèse sur notre monde actuel est le changement climatique, suivi de la ruine économique globale, des troubles sociaux, de l’impact d’un astéroïde, d’éruptions solaires extrêmes, de pandémies, ou encore d’un anéantissement nucléaire [27] .
Toutes ces catastrophes potentielles, qui poussent les preppers à conforter leur style de vie, nécessitent des approches et des niveaux de préparation différents. Peu importe la stratégie choisie, chacun, par ses actions, suit un schéma plus ou moins identique : d’une part, subjectivement, il est lié aux expériences personnelles, aux souvenirs, aux sentiments, aux souhaits; d’autre part, d’un point de vue intersubjectif, il se nourrit de motifs extérieurs, c’est-à-dire de ce qui lui est apporté. Mischa Luy distingue trois types de justifications auxquels les preppers ont recours. Il y a tout d’abord les explications biographiques: la sensation d’une perte de la capacité d’agir, l’impression d’un manque de sécurité, le sentiment d’être menacé auquel peuvent contribuer les expériences et les souvenirs des parents et des grands-parents. Ensuite, il y a certains événements spécifiques, ou des expériences indirectes liées à des circonstances historiques, des actualités ou des histoires qui décrivent comment les gens, les institutions et les sociétés ont réagi et se sont comportés lors de situations de crise. Enfin, les preppers ont tendance à inventer des récits hypothétiques, des histoires décrivant un futur possible, qui leur permettent d’anticiper par l’imagination leur réponse et leur réaction face à cette éventualité[28] .
Parmi les craintes perçues comme réelles, la peur diffuse a le plus d’emprise sur nous et pousse le plus souvent à des gestes concrets. Elle n’a pas forcément de lien avec un danger grave; aucune situation, aucun objet ne la provoquent. Elle surgit plutôt en réponse à de vagues événements futurs, à des inquiétudes générales. Elle se manifeste par des menaces, des prédictions, tout le reste étant laissé à l’imagination[29] . Le changement climatique représente un de ces vagues événements futurs, qui se révèle sous diverses formes, mais dont la manifestation finale reste imprévisible.
Les médias, en premier lieu, entretiennent ces peurs, parce que les informations cherchent moins à livrer des faits et à découvrir la vérité qu’à attirer par tous les moyens notre attention. Par exemple, les reportages donnent l’impression qu’un nombre sans cesse plus élevé de personnes meurent, année après année, à la suite de désastres naturels. Or, entre 1920 et 2020, le nombre de morts a en réalité baissé: il est passé d’un demi-million environ à un peu moins de quarante mille[30] . Nous constatons une amélioration extraordinaire à plusieurs points de vue, que ce soit la pauvreté, la faim, l’accès à l’éducation ou la mortalité infantile dans le monde. Ainsi 12,6 millions d’enfants sont-ils morts en bas âge en 1990 et 5,6 millions en 2016[31]. C’est encore beaucoup trop, mais nous ne pouvons nier qu’il s’agit d’une amélioration spectaculaire. Pourtant, malgré ces chiffres plutôt encourageants, nous avons l’impression, erronée, que les mesures entreprises ne sont pas très utiles, que les résultats obtenus ne sont pas très bons[32] . Les médias, sans être contredits, sont la cause de ces idées fausses. En réalité, « les morts n’ont pas tous la même valeur[33] », affirme Sandra Tzvetkova, conseillère politique du think tank indépendant E3G qui étudie le changement climatique. Elle en est venue à cette conclusion après avoir effectué des recherches sur le nombre de morts qui doivent se produire pour que les médias s’y intéressent.
Les journalistes ne doivent cependant pas être seuls mis en cause; la recherche scientifique sérieuse, consciemment ou non, alimente aussi les peurs en écartant certaines études ou en se fiant, parfois pendant plusieurs décennies, à des résultats falsifiés ou, à tout le moins, peu convaincants[34] . Un outil scientifique à la fois mémorable et terrifiant est l’horloge de la fin du monde (doomsday clock) sur laquelle minuit représente la fin du monde. Elle a été créée par les chercheurs qui avaient participé au Manhattan Project. À la suite du traumatisme causé par l’explosion des bombes nucléaires au Japon, ils ont fondé le Bulletin of the Atomic Scientists en 1946. Sur le site web du Bulletin, il est indiqué que l’horloge de la fin du monde est « une représentation graphique dont le but est d’informer le public du risque de destruction de notre monde par les technologies dangereuses que nous avons créées. C’est une métaphore, un rappel des périls que nous devons affronter si nous voulons survivre ». Depuis 1973, le comité pour la science et la sécurité du Bulletin se réunit deux fois par an pour discuter des événements mondiaux et déplacer l’aiguille si besoin. Ce comité est constitué de scientifiques et d’experts en technologie nucléaire et en changement climatique, également conseillers auprès de gouvernements et d’organisations internationales. Le Bulletin a déplacé l’aiguille de l’horloge vingt-cinq fois depuis sa création en 1947. En 2023, il a été décidé de la déplacer de minuit moins cent secondes à minuit moins quatre-vingt-dix secondes. Néanmoins, même si l’horloge de la fin du monde est gérée par des penseurs aux idées scientifiques, elle fait de nos jours l’objet de critiques sévères de la part de chercheurs. Steven Pinker, spécialiste de psychologie cognitive, la considère comme une manœuvre politique, en citant notamment un de ses créateurs qui avait affirmé que l’intention était de préserver la civilisation en effrayant les hommes afin de les convaincre de revenir à la raison. Anders Sandberg, du Future of Humanity Institute à l’université d’Oxford, a quant à lui déclaré que l’horloge, sorte de fourre-tout où les menaces s’entassent pêle-mêle, peut finir par paralyser[35] .
L’horloge de la fin du monde est un exemple typique des instruments mis en place dans le monde occidental, là où règne une sécurité relative, ce qui fait d’autant paraître les incertitudes de l’avenir plus terrifiantes. Selon le théoricien de la culture du risque Aaron Wildavsky, « plus la sécurité objective augmente, plus le sentiment d’insécurité augmente de façon exponentielle, et donne prise à des imaginations de plus en plus fantasques et, dans le cas des “cloches de l’apocalypse”, anachroniques et intempestives[36] ». Il semble que le monde sécuritaire dans lequel nous vivons aujourd’hui – qui ne diffère guère de celui dont Stefan Zweig a laissé une puissante description dans son autobiographie, même s’il s’agit du monde d’avant la Première Guerre mondiale[37] – a (une fois de plus) complètement déraillé. Les risques rôdent partout, et tout peut subitement s’avérer risqué, ou nous paraître risqué. Loin de laisser cette peur diffuse nous paralyser, nous devrions nous rappeler les mots du philosophe François Ewald, qui affirme que « rien en soi n’est un risque; dans la réalité, le risque n’existe pas. Inversement, tout peut être un risque; tout dépend de la façon dont on analyse le danger et de comment on considère l’événement[38] ». Selon Bertrand Vidal, le mot « risque » fait référence à la tentative de rendre prévisibles et contrôlables les effets imprévisibles de nos décisions sociales, plutôt qu’à une description objective d’un éventuel malheur [39].
Le prepping, une réponse pragmatique
De nos jours, gérer l’imprévisible est le domaine de réflexion de nombreux centres de recherche privés, ou subventionnés par les États, qui tentent de conseiller les gouvernements pour développer des programmes plus ou moins complexes de protection de leur population. Si les think tanks s’efforcent d’évaluer les risques, la protection civile (ou la défense civile) doit s’y préparer. Certes, les plans de protection mis en place représentent un effort louable, mais les événements du passé ont démontré à plusieurs reprises que les mesures adoptées n’ont pas toujours été aussi efficaces que prévu. Et la promesse que font de nombreux gouvernements d’apporter aide et soutien en moins de soixante-douze heures ne peut pas toujours être tenue.
Traditionnellement, les preppers n’ont jamais accordé la moindre confiance aux mesures gouvernementales, qui diminue progressivement dans nos sociétés. Les réactions à cette méfiance varient grandement. Les non-preppers ont tendance à chercher refuge dans la passivité, à se vautrer sur leur canapé pour regarder des films sur la fin du monde, à chercher refuge dans la « sous-traitance du divertissement et de l’action », et déplacent leur « activité vers le médium, ce qui permet à la vieille routine de continuer sans entrave, comme si tout fonctionnait à merveille[40] ». Au contraire, les preppers considèrent leurs préparatifs comme une réponse pragmatique. La gestion des crises et des désastres ne leur semble plus la prérogative des gouvernements; ils la considèrent plutôt comme un défi que chacun doit surmonter, à titre individuel. Autrement dit, le prepping a une fonction interprétative, il établit un sens non pas pour contrôler la peur de la catastrophe mais pour l’amoindrir[41] .
Paradoxalement, de nombreuses sous-cultures preppers tentent d’assurer leur propre survie par la consommation – alors même qu’il s’agit d’une pierre angulaire de leur critique de la société. Les blogueurs les plus célèbres, les youtubeurs les plus connus chantent les louanges des meilleurs produits et les mettent en vente sur leur site: le meilleur couteau, sac à dos, compas, sac de couchage, filtre à eau, la meilleure tente, etc. « Le survivalisme est une culture paradoxale, mais ici, le paradoxe atteint un paroxysme: si l’idée fondamentale est que tout va s’effondrer, et en particulier la société de consommation et le marché – bon débarras, diront certains –, il est toujours possible de trouver des solutions à cet effondrement dans la société de consommation basée sur le marché et la consommation. Le serpent se mord la queue[42] . » Ses gourous voudraient faire croire que le prepping « est une question d’être au bon endroit, au bon moment et avec les bons outils. On peut acheter sa protection. La survie est en vente, l’abri, la sécurité, les provisions, les instruments, les accessoires aussi. De même pour tout ce qui gagnera de la valeur, ou en perdra, quand la crise commencera[43] », écrit le sociologue Richard Mitchell Jr dans Dancing at Armageddon. Il poursuit : « Allez vous promener dans le marché des survivalistes. Regardez ce qui est offert. Remarquez la grande variété[44] . » Bien sûr, il ne faut pas oublier d’acheter: les preppers français, avec lesquels Bertrand Vidal a pu parler, dépensent entre trois cents et quatre mille euros en équipements d’urgence.
Une vision du monde sur-dramatisée, ou est-ce que tout a changé?
Comment expliquer cette popularité croissante du prepping, ce doom boom? Devrions-nous tous nous préparer à la catastrophe? Et si nous ne le faisons pas, cela signifie-t-il que nous sommes des sheeple? Non, répond Hannah Ritchie, experte en mégadonnées et directrice de la recherche à Our World in Data, une organisation à but non lucratif dont la mission est d’aider le monde à affronter ses principaux problèmes par la publication d’études et la collecte de données. Ce n’est pas la fin du monde[45] est le titre plutôt optimiste donné à son guide sur la crise climatique, de manière à offrir un point de vue différent qui trancherait avec la morosité ambiante – ce que l’expert en psychologie cognitive Steven Pinker a appelé la vision du monde sur-dramatisée[46] . Ritchie essaie de créer un contraste entre le doom boom et une vision du monde établie à l’aide de mégadonnées, de faire des problèmes environnementaux ce que le professeur de santé publique Hans Rosling a fait des problèmes sociaux, soit « adopter une perspective plus large que celle offerte par les actualités quotidiennes, qui ne permettent guère d’avoir une vue d’ensemble; observer les données sur le long terme, pour obtenir une image plus claire de ce qui est vraiment en train de se passer pour ensuite offrir au public des explications[47] ».
De même, le journaliste scientifique Peter Brannen rappelle que notre planète a déjà connu cinq périodes d’extinction massive – et pourtant, elle existe toujours[48] . Bertrand Vidal s’efforce de tempérer les attentes d’une fin du monde imminente en soulignant que nous avons vécu notre cent quatre-vingt-troisième fin du monde depuis la chute de l’Empire romain d’Occident, le 4 septembre 476, et que « chaque génération se croit toujours la dernière avant la fin du monde[49] ».
Rutger Bregman aborde une autre peur des preppers en adoptant une approche différente. Il se demande lequel, de Jean-Jacques Rousseau ou de Thomas Hobbes, a raison: dans l’état de nature dénué de la protection du souverain ou, à tout le moins, d’un contrat social, sommes-nous bons (Rousseau) ou au contraire mus par l’instinct de préservation, nous conduisant avec suspicion, égoïsme et tromperie (Hobbes)? La réponse peut avoir un impact décisif sur notre opinion, si jamais une catastrophe se déclenchait et provoquait la ruine de tous nos systèmes. Nous débarrasserons-nous de cette mince couche de vernis qui constitue ce que nous appelons civilisation[50] et redeviendrons-nous ce que nous n’avons jamais cessé d’être, des animaux sauvages que seule intéresse leur propre survie? Notre monde est-il dangereux? Est-il une jungle compétitive[51]? Si telle est notre croyance, nous deviendrons vraisemblablement des survivalistes, nous construirons des abris souterrains, nous apprendrons l’autodéfense, nous nous procurerons des armes et nous ne ferons confiance à personne. Évidemment, cette conviction n’est pas l’apanage des preppers, elle est même répandue dans la société, tout comme l’idée que les pillages sont inévitables lorsque survient une catastrophe[52] .
La recherche sociologique sur les désastres rejette généralement cette évaluation déterministe, la considérant comme un mythe ou, au moins, jugeant qu’il faut insister sur certaines différenciations. Qui se comporte comment? Quand? Par exemple: qu’est-ce qui est pillé, et pourquoi? qui tire sur les autres, et pourquoi? Enrico L. Quarantelli, pionner de la sociologie du désastre et fondateur du Centre de recherche sur les désastres à l’Ohio State University, a constaté, dans les situations qu’il a étudiées, que les résidences privées n’ont jamais été pillées [53]: ce sont les magasins qui ont été saccagés, et ce, uniquement lorsqu’on pouvait y trouver des produits essentiels, comme de l’eau. Au contraire, il a remarqué qu’une solidarité émouvante s’établit entre les personnes dans les situations extrêmes. Après tout, serions-nous naturellement bons, comme l’affirmait Rousseau, et comme Bregman a tenté de le démontrer? Rebecca Solnit confirme cette affirmation dans A Paradise Built in Hell, où elle propose une analyse des plus grandes catastrophes s’étant produites aux États-Unis au cours des cent dernières années. Elle découvre (et la majorité des études sur les désastres l’atteste) une réalité étonnante, émouvante et tout à fait rassurante: lorsque se produit un désastre qui menace nos vies, nous devenons altruistes, amicaux, prévenants; nous cherchons notre refuge dans la collectivité, nous sauvons la vie des autres au péril de la nôtre[54] .
En revanche, dans ces circonstances, ceux qui agissent de façon brutale et égoïste sont souvent ceux qui ont pour mission de nous protéger: les institutions, les maires, l’armée, la police. Bref, les PTB dans l’argot des preppers. Ils craignent de perdre leur pouvoir et réagissent violemment. Ainsi ceux qui sont envoyés à leur secours considèrent-ils souvent les victimes comme des ennemies. Cette attitude a eu des conséquences catastrophiques pour les victimes du tremblement de terre de San Francisco en 1906, ou encore après l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans en 2005. Dans un cas comme dans l’autre, plus de personnes sont mortes à la suite des actions humaines des PTB que du désastre lui-même. Le fait de croire que les humains sont naturellement bons ou mauvais peut exercer une influence décisive sur nos gestes[55] .
Au-delà de la partialité des médias, des immenses profits générés par les films catastrophes d’Hollywood, des peurs diffuses et des questions sur la qualité essentielle de la nature humaine, le prepping peut être vu comme la conséquence de la modernité mais aussi comme le moyen de comprendre la modernité en tant que telle[56] . L’attitude des preppers renvoie au philosophe et sociologue Georg Simmel, qui a écrit il y a plus d’un siècle: « Les plus importants problèmes de la vie moderne naissent de la revendication par les individus de l’indépendance et de l’unicité de leur existence face à la puissance supérieure de la société, de l’héritage historique, de la culture extérieure et de la technologie de la vie – la transformation finale de la lutte contre la nature que l’homme primitif devait livrer pour préserver son existence corporelle[57] . » Il résume parfaitement ce que les preppers essaient d’accomplir: tenter, avec la plus grande détermination, de préserver, ou plutôt de réinventer, leur indépendance et leur unicité. Richard Mitchell Jr a démontré qu’avec les survivalistes ils cherchent à se redéfinir, à faire l’épreuve de leurs talents, dans une société dévitalisée et informe[58] .
La peur de l’apocalypse et du TEOTWAWKI qu’éprouvent les preppers peut en ce sens être considérée comme le diagnostic du temps présent, comme une critique profonde et significative de notre société. L’action des preppers rend les peurs sociales visibles; dans la constante rumeur des opinions et des prophéties autoréalisatrices, les questions qu’ils se posent au sujet de la société et des possibles futurs sont d’autant plus importantes qu’elles sont dérangeantes. Les repousser poliment en les qualifiant d’excentriques n’est pas une bonne idée. Au contraire, l’attitude parfois radicale des preppers devrait inciter à réfléchir à nos propres attitudes, à notre consumérisme; elle devrait amener à nous assumer dans tous les domaines de l’existence. Les preppers rappellent qu’il faut constamment faire l’examen critique de nos croyances, de nos craintes, de nos stratégies d’adaptation. Qu’il faut toujours garder l’esprit ouvert et accepter les autres manières de voir le monde.