Le mouve­ment prep­per. Une réponse aux menaces de fin du monde?

Jolanthe Kugler

Croyez-vous que l’in­dé­pen­dance éner­gé­tique, l’agri­cul­ture durable, l’au­to­no­mie alimen­taire, un mode de vie auto­suf­fi­sant, le loca­lisme, une culture fondée sur l’en­traide et l’al­truisme sont vitaux pour bâtir un avenir qui vaut la peine d’être vécu? Si oui, alors vous êtes, au moins partiel­le­ment, un prep­per. Si ce mot, prep­per, peut évoquer l’image de fana­tiques armés jusqu’aux dents, planqués dans un bunker en atten­dant la fin du monde, la réalité est moins spec­ta­cu­laire. De nos jours, les prep­pers sont plutôt méde­cins, portiers, direc­teurs d’école, publi­ci­taires. Des couples mariés, heureux, instal­lés en banlieue. En somme, des gens ordi­naires.

Pour­tant, ils appar­tiennent à un groupe de personnes persua­dées que le monde, tel qu’il existe aujour­d’hui, est condamné à dispa­raître. Les prep­pers sont convain­cus que tous nos systèmes et, par consé­quent, la société elle-même, sont inévi­ta­ble­ment sur le point de s’ef­fon­drer. Mais, au lieu de se lais­ser para­ly­ser par la peur, ils mettent en place une stra­té­gie de survie dans l’es­poir de reprendre le « contrôle de l’in­con­trô­lable  [1] », pour citer l’ex­pres­sion du cher­cheur en sciences sociales Mischa Luy – autre­ment dit, ils se préparent acti­ve­ment à ce qu’ils appellent le TEOT­WAWKI (voir lexique, p. 116 et suiv.). Cette prépa­ra­tion comprend deux volets : survivre à l’in­évi­table effon­dre­ment, puis orga­ni­ser la diffi­cile construc­tion d’un monde nouveau.

Dans le monde d’après, il n’y aura plus d’ins­ti­tu­tions, l’au­to­no­mie sera accor­dée à chacun, la surveillance étatique aura disparu, les subven­tions publiques aussi. La seule chose qui impor­tera sera notre capa­cité à survivre dans un envi­ron­ne­ment essen­tiel­le­ment hostile. Les prep­pers aspirent donc à la plus grande auto­no­mie possible, en matière d’ap­pro­vi­sion­ne­ment en éner­gie ou en eau par exemple, mais ils prônent égale­ment la plus grande respon­sa­bi­lité indi­vi­duelle. Ils croient à l’in­dé­pen­dance et à l’au­to­suf­fi­sance et ils reven­diquent des savoir-faire que notre monde occi­den­tal, urba­nisé, consu­mé­riste, contrôlé par les insti­tu­tions, consi­dère comme super­flus: faire un feu, survivre en forêt, recon­naître les plantes et les herbes comes­tibles, culti­ver un pota­ger, filtrer l’eau, préser­ver les aliments, etc.

Du survi­va­lisme radi­cal au prep­ping comme mode de vie géné­ra­lisé

Le mouve­ment prep­per est apparu aux États-Unis dans les années 1960, au plus fort de la guerre froide. D’abord appelé survi­va­lisme, il s’agis­sait à l’ori­gine d’une recherche de solu­tions pratiques contre de poten­tiels désastres cultu­rels et envi­ron­ne­men­taux – le plus évident d’entre eux étant la possi­bi­lité d’une guerre nucléaire. Selon les survi­va­listes, la menace nucléaire était provoquée par les scien­ti­fiques, les élites et les poli­ti­ciens, tous prêts à sacri­fier la vie des citoyens pour satis­faire leurs inté­rêts géopo­li­tiques[2] . Par consé­quent, ils ne faisaient pas confiance à l’État ni à une globa­li­sa­tion en marche. Ils refu­saient de payer leurs impôts, reje­taient l’au­to­rité du gouver­ne­ment et se relo­ca­li­saient, en partant vivre dans des régions isolées des États-Unis[3] . Le terme lui-même – survi­va­lisme – donne une idée assez juste de l’état d’es­prit qui préva­lait alors: à l’an­glais survi­val a été ajouté le suffixe -isme, qui désigne une doctrine, une idéo­lo­gie, une atti­tude et, en même temps, une pratique.

Pendant des décen­nies, le survi­va­lisme n’a guère été consi­déré que comme une sorte de radi­ca­lisme para­noïaque. Mais aujour­d’hui, sous le nom de prep­per, il est devenu un phéno­mène global, réunis­sant diffé­rentes sous-cultures: les retrea­ters, qui partent s’éta­blir dans des régions recu­lées et cherchent à être tota­le­ment auto­nomes; les enthou­siastes du bush­craft (voir lexique), qui fabriquent eux-mêmes des tas d’ou­tils; les mili­tants de l’of­fline, qui veulent se décon­nec­ter de tous les services publics; les survi­va­listes, qui se préparent à une survie par le combat. Chacun de ces groupes projette une image assez inso­lite, qui va du bûche­ron au chapeau en papier alumi­nium et du collec­tion­neur compul­sif accu­mu­lant les conserves de hari­cots, au prédi­ca­teur d’une apoca­lypse immi­nente. Quoi qu’il en soit, les sous-cultures prep­pers ont présenté, au cours du xxe siècle, de nombreux visages. De nos jours, la majo­rité des prep­pers « adoptent une posture défen­sive […] pour prendre leurs distances avec les posi­tions poli­tiques des premiers survi­va­listes[4] ». On estime désor­mais leur nombre à envi­ron vingt millions aux États-Unis[5] .

Margi­nal à ses débuts, le prep­ping[6] s’est géné­ra­lisé et ne cesse de croître au fil des crises: bug de l’an 2000, 11 septembre 2001, crise finan­cière de 2008, guerres et atten­tats terro­ristes, pandé­mie de covid-19, inva­sion de l’Ukraine, conflit à Gaza, etc. Des millions de personnes, dans les pays les plus riches (les prep­pers ont quelque chose à perdre), ont ainsi commencé à se donner les moyens de se proté­ger. Ils achètent des équi­pe­ments essen­tiels à la survie, préparent des réserves de denrées non péris­sables. Des centaines de manuels d’ins­truc­tions et de tuto­riels ont été publiés, expliquant comment survivre dans la nature, quelle nour­ri­ture et quels filtres à air se procu­rer, comment garder la chaleur, quels talkies-walkies utili­ser. D’in­nom­brables émis­sions abordent le sujet, la plus célèbre étant la série de télé­réa­lité Doom­sday Prep­pers, qui a suivi divers groupes survi­va­listes entre 2012 et 2014. Les mili­tants qui proposent des façons de vivre diffé­rentes comptent des millions de follo­wers et ceux qui vivent en dehors de tout réseau sont consi­dé­rés comme des héros. Se prépa­rer au moment où tout va sauter (le WTSHTF, voir lexique) puis au TEOT­WAWKI qui suivra inévi­ta­ble­ment, tout cela a créé une indus­trie qui vaut des milliards de dollars.

Le bon sauvage et le para­dis perdu

Selon le socio­logue Bertrand Vidal, la majo­rité des prep­pers, quelle que soit leur approche, partagent la convic­tion suivante: « L’homme d’aujour­d’hui, l’Oc­ci­den­tal consom­ma­teur, urbain, métro­po­li­tain, est un homme en défaut, une sorte d’in­firme de guerre ou de mutilé de la civi­li­sa­tion qui a perdu les “compé­tences” (natu­relles, primi­tives, sauvages, etc.) car trop éloi­gné de la Nature et trop éloi­gné de sa nature[7] . » Selon cette croyance, l’homme doit redé­cou­vrir son côté primi­tif, reve­nir à ses origines. L’image rappelle forte­ment le mythe du « bon sauvage » (d’après Jean-Jacques Rous­seau, porté aux nues par la litté­ra­ture roman­tique dans les pays germa­no­phones et anglo­phones[8] ). Et l’idée peut être résu­mée ainsi : si nous ne sommes plus bons aujour­d’hui, c’est la faute de la civi­li­sa­tion. Le bon sauvage a dégé­néré et est devenu l’ignoble homme civi­lisé. Dans le pire des cas, il est un sheeple (voir lexique). Les prep­pers emploient ce mot pour dési­gner ceux qui se laissent gouver­ner aveu­glé­ment par les PTB (les pouvoirs en place, voir lexique) et qui croient que l’État sera toujours là pour s’oc­cu­per d’eux.

Mais même si nous sommes « fonda­men­ta­le­ment bons [9] », comme s’ef­force de le démon­trer l’his­to­rien Rutger Breg­man, même si notre huma­nité et notre bonté innées ne sont corrom­pues que par la civi­li­sa­tion, la fin de cette civi­li­sa­tion est non seule­ment inévi­table, mais souhai­table selon les prep­pers. Le prep­ping n’est donc pas une « culture de la fin, de la destruc­tion », mais un « fantasme de rédemp­tion[10] » – ce qui le rend d’au­tant plus inté­res­sant pour certains. De fait, dans la concep­tion du monde que se font les prep­pers, utopie et apoca­lypse sont inti­me­ment liées.

Ces notions de chute et de résur­rec­tion se rapprochent immanqua­ble­ment de la collap­so­lo­gie, mot inventé par Pablo Servigne, ingé­nieur agro­nome, et Raphaël Stevens, expert en rési­lience des systèmes socio-écolo­giques. Ce néolo­gisme désigne un courant de pensée trans­dis­ci­pli­naire qui étudie les risques d’un effon­dre­ment de la civi­li­sa­tion indus­trielle et les moyens de s’y prépa­rer, de s’y adap­ter. En collap­so­lo­gie, les systèmes s’ef­fon­dre­ront les uns après les autres, ce qui fera recu­ler l’hu­ma­nité de plusieurs siècles, voire de plusieurs millé­naires. Servigne et Stevens estiment que cet effon­dre­ment devrait se produire vers 2030. Avec Gauthier Chapelle, ils croient cepen­dant qu’« une autre fin du monde est possible [11]  ». Plus exac­te­ment, il est possible que le monde ne s’achève pas dans le chaos, la violence et la destruc­tion. Ils préco­nisent ainsi l’avè­ne­ment d’une culture fondée sur le soutien mutuel et l’al­truisme, convain­cus que seuls ceux qui coopèrent entre eux survi­vront à cet effon­dre­ment immi­nent [12] . Si l’em­ploi du suffixe -ologie peut donner une impres­sion de rigueur scien­ti­fique, il n’en reste pas moins que la collap­so­lo­gie tient plus de l’idéo­lo­gie que de la science. Des convic­tions se mêlent aux données scien­ti­fiques, et prio­rité est donnée aux « croyances scien­ti­fiques » sur la « connais­sance scien­ti­fique [13]  ». Certes, la collap­so­lo­gie présente une approche inté­res­sante, mais on lui reproche aussi d’idéa­li­ser la vie des collec­ti­vi­tés prémo­dernes, de glori­fier le passé et d’en faire une sorte de « para­dis perdu [14]  ». Plusieurs sous-cultures du mouve­ment prep­per partagent ce point de vue.

Le plai­sir du désastre

Le discours du xxe siècle, aussi bien scien­ti­fique que cultu­rel ou média­tique, a été dominé par des menaces imagi­naires. Depuis 1945 et les bombar­de­ments nucléaires d’Hi­ro­shima et de Naga­saki, ces menaces imagi­naires ont acquis une poten­tia­lité tech­nique tout à fait réelle. De nos jours, les scéna­rios de catas­trophes apoca­lyp­tiques se multi­plient et nous connais­sons un doom boom, une certi­tude de plus en plus grande que l’ef­fon­dre­ment est inévi­table [15] . En Europe, une personne sur sept est persua­dée que la fin du monde se produira au cours de sa vie[16]  et quatre-vingts pour cent des jeunes de seize à vingt-cinq ans disent souf­frir d’une forte anxiété liée à la crise clima­tique, tout en étant très insa­tis­faits de leur gouver­ne­ment[17] . Il n’est donc pas éton­nant que les prep­pers n’aient pas une vision très opti­miste de l’ave­nir. Ils ne croient pas au progrès ; ils ne croient pas non plus qu’il soit possible d’amé­lio­rer notre monde jour après jour, grâce au déve­lop­pe­ment de la tech­no­lo­gie, de la méde­cine, etc. Comme l’écrit Eva Horn, spécia­liste des études cultu­relles et litté­raires, les prep­pers n’en­vi­sagent l’ave­nir que comme une inévi­table catas­trophe[18] . Il est révolu le temps où l’on croyait à la promesse du futur, « où l’on entre­voyait des pers­pec­tives de pros­pé­rité, où de gran­dioses progrès tech­no­lo­giques […] mettrai[en]t fin au labeur inces­sant du peuple et le soula­ge­rai[en]t des souf­frances causées par les mala­dies[19]  ».

Para­doxa­le­ment, la certi­tude de l’im­mi­nence de la catas­trophe produit une sorte de plai­sir du désastre: « Actuel­le­ment, la plupart des images des socié­tés futures […] prennent plai­sir à repré­sen­ter des cata­clysmes, des ruines, la fin de tout, l’im­mi­nente catas­trophe[20]  », selon le poli­to­logue et socio­logue Robert Feus­tel. Et, pour Horn, « la catas­trophe est à la fois un rêve et un cauche­mar[21]    ». Or, dans les récents films apoca­lyp­tiques, ce sont les hommes qui cause­ront cette immi­nente catas­trophe, proba­ble­ment liée au chan­ge­ment clima­tique. D’autres scéna­rios sont égale­ment possibles. L’homme provoquera la catas­trophe, mais celle-ci ne se mani­fes­tera pas comme un événe­ment unique et destruc­teur: elle se révé­lera lente­ment. « Une catas­trophe sans événe­ment », pour reprendre l’ex­pres­sion d’Eva Horn. Aucun chan­ge­ment signi­fi­ca­tif ne se produira avant d’at­teindre un point de bascule, lorsque la perpé­tua­tion du présent appor­tera une trans­for­ma­tion impor­tante et irré­ver­sible[22] .

La pensée catas­tro­phique sur l’ave­nir a toujours existé sous diverses formes. Jusqu’aux prédic­tions apoca­lyp­tiques les plus récentes du calen­drier maya, l’his­toire du monde a connu d’in­nom­brables aver­tis­se­ments sur la fin immi­nente de la planète. On peut dire que ces derniers sont aussi anciens que la civi­li­sa­tion humaine. Un de ces vieux scéna­rios est le mythe biblique du déluge, par lequel Dieu a éliminé l’es­pèce humaine tout entière, la seule excep­tion étant Noé, épar­gné car il crai­gnait Dieu. Il a survécu, avec ses animaux dans l’arche, et est ainsi devenu le premier prep­per de l’his­toire[23] . La prophé­tie trans­mise par une tablette d’ar­gile assy­rienne datant de presque trois mille ans avant notre ère est égale­ment mémo­rable: « Notre terre est dégé­né­rée en ces derniers jours. Des signes annoncent que le monde va bien­tôt prendre fin. La corrup­tion et la turpi­tude sont monnaie courante, les enfants n’obéissent plus à leurs parents, chaque homme veut écrire un livre. Il est évident que la fin du monde est proche[24] . »

« Apoca­lypse » vient d’ailleurs du grec qui signi­fie « dévoi­le­ment », « décou­verte » ou « révé­la­tion ». En ce sens, il n’est pas éton­nant que toutes les apoca­lypses reli­gieuses aient ce trait en commun: elles consi­dèrent qu’il ne faut pas craindre la fin, mais l’es­pé­rer, car elle sera une révé­la­tion où les méchants seront vain­cus et les gentils survi­vront. Un monde nouveau et meilleur appa­raî­tra. Au xviiie et au xixe siècle, une vision catas­tro­phiste de l’ave­nir est pour­tant appa­rue, qui s’af­fran­chit du récit reli­gieux. Dans le contexte du roman­tisme, la fin de l’hu­ma­nité n’est plus liée au Juge­ment dernier, elle devient profane et n’est plus pensée comme un recom­men­ce­ment. L’idée que la fin de tout a un témoin, une âme seule, un dernier homme qui « contemple la fin de l’his­toire [25] », est égale­ment nouvelle. C’est ainsi que de nombreux prep­pers se consi­dèrent: ils se voient comme les derniers survi­vants de l’an­cienne terre, et comme les premiers membres du nouveau monde.

Notre terreur appa­rem­ment omni­pré­sente d’une destruc­tion immi­nente totale a d’ailleurs un effet surpre­nant: le cinéma apoca­lyp­tique est plus popu­laire que jamais. Est-ce que nous ne trou­ve­rions pas agréable l’idée que nous puis­sions être les derniers êtres humains sur terre ? Il est égale­ment frap­pant de consta­ter que les scéna­rios d’une catas­trophe clima­tique sans événe­ment sont les plus nombreux. Par exemple, le film de Roland Emme­rich, Le Jour d’après (2004), décrit la fin du monde comme la consé­quence d’un « présent sans inci­dent qui conti­nue ouver­te­ment, et contre toute raison, à marcher dans la même direc­tion [26] ». Ce type de film contri­bue peut-être même à nour­rir un désir secret: trans­for­mer la peur en réalité et mettre ainsi un terme à la lita­nie des mauvaises nouvelles qui ne cessent de nous assaillir. Les films apoca­lyp­tiques peuvent servir de séda­tifs, de stimu­lants ou de place­bos, mais aussi de psycho­grammes qui théma­tisent les constel­la­tions de problèmes poli­tiques, cultu­rels, moraux et éthiques de notre temps.

Menaces exis­ten­tielles et évalua­tion des risques

Tous les jours, les médias déversent leurs mauvaises nouvelles, si bien que les craintes des prep­pers finissent par paraître raison­nables. Sans relâche, les actua­li­tés annoncent, en termes apoca­lyp­tiques, que les plantes ne pour­ront plus pous­ser dans le sol, que les pois­sons dispa­raî­tront des océans, et elles encou­ragent à nous deman­der s’il est bien avisé d’avoir des enfants. D’in­nom­brables dangers, natu­rels ou créés par l’homme, menacent notre exis­tence : les événe­ments géophy­siques, météo­ro­lo­giques ou clima­tiques, comme les trem­ble­ments de terre, les érup­tions volca­niques, les glis­se­ments de terrain, les séche­resses, les feux de forêt, les tempêtes, les inon­da­tions; les périls exis­ten­tiels comme les bombes nucléaires, les nouveaux pouvoirs de l’in­tel­li­gence arti­fi­cielle, les pandé­mies et l’ef­fon­dre­ment de l’éco­no­mie. La majo­rité des prep­pers consi­dèrent que la plus grande menace qui pèse sur notre monde actuel est le chan­ge­ment clima­tique, suivi de la ruine écono­mique globale, des troubles sociaux, de l’im­pact d’un asté­roïde, d’érup­tions solaires extrêmes, de pandé­mies, ou encore d’un anéan­tis­se­ment nucléaire [27] .

Toutes ces catas­trophes poten­tielles, qui poussent les prep­pers à confor­ter leur style de vie, néces­sitent des approches et des niveaux de prépa­ra­tion diffé­rents. Peu importe la stra­té­gie choi­sie, chacun, par ses actions, suit un schéma plus ou moins iden­tique : d’une part, subjec­ti­ve­ment, il est lié aux expé­riences person­nelles, aux souve­nirs, aux senti­ments, aux souhaits; d’autre part, d’un point de vue inter­subjec­tif, il se nour­rit de motifs exté­rieurs, c’est-à-dire de ce qui lui est apporté. Mischa Luy distingue trois types de justi­fi­ca­tions auxquels les prep­pers ont recours. Il y a tout d’abord les expli­ca­tions biogra­phiques: la sensa­tion d’une perte de la capa­cité d’agir, l’im­pres­sion d’un manque de sécu­rité, le senti­ment d’être menacé auquel peuvent contri­buer les expé­riences et les souve­nirs des parents et des grands-parents. Ensuite, il y a certains événe­ments spéci­fiques, ou des expé­riences indi­rectes liées à des circons­tances histo­riques, des actua­li­tés ou des histoires qui décrivent comment les gens, les insti­tu­tions et les socié­tés ont réagi et se sont compor­tés lors de situa­tions de crise. Enfin, les prep­pers ont tendance à inven­ter des récits hypo­thé­tiques, des histoires décri­vant un futur possible, qui leur permettent d’an­ti­ci­per par l’ima­gi­na­tion leur réponse et leur réac­tion face à cette éven­tua­lité[28] .

Parmi les craintes perçues comme réelles, la peur diffuse a le plus d’em­prise sur nous et pousse le plus souvent à des gestes concrets. Elle n’a pas forcé­ment de lien avec un danger grave; aucune situa­tion, aucun objet ne la provoquent. Elle surgit plutôt en réponse à de vagues événe­ments futurs, à des inquié­tudes géné­rales. Elle se mani­feste par des menaces, des prédic­tions, tout le reste étant laissé à l’ima­gi­na­tion[29] . Le chan­ge­ment clima­tique repré­sente un de ces vagues événe­ments futurs, qui se révèle sous diverses formes, mais dont la mani­fes­ta­tion finale reste impré­vi­sible.

Les médias, en premier lieu, entre­tiennent ces peurs, parce que les infor­ma­tions cherchent moins à livrer des faits et à décou­vrir la vérité qu’à atti­rer par tous les moyens notre atten­tion. Par exemple, les repor­tages donnent l’im­pres­sion qu’un nombre sans cesse plus élevé de personnes meurent, année après année, à la suite de désastres natu­rels. Or, entre 1920 et 2020, le nombre de morts a en réalité baissé: il est passé d’un demi-million envi­ron à un peu moins de quarante mille[30] . Nous consta­tons une amélio­ra­tion extra­or­di­naire à plusieurs points de vue, que ce soit la pauvreté, la faim, l’ac­cès à l’édu­ca­tion ou la morta­lité infan­tile dans le monde. Ainsi 12,6 millions d’en­fants sont-ils morts en bas âge en 1990 et 5,6 millions en 2016[31]. C’est encore beau­coup trop, mais nous ne pouvons nier qu’il s’agit d’une amélio­ra­tion spec­ta­cu­laire. Pour­tant, malgré ces chiffres plutôt encou­ra­geants, nous avons l’im­pres­sion, erro­née, que les mesures entre­prises ne sont pas très utiles, que les résul­tats obte­nus ne sont pas très bons[32] . Les médias, sans être contre­dits, sont la cause de ces idées fausses. En réalité, « les morts n’ont pas tous la même valeur[33]  », affirme Sandra Tzvet­kova, conseillère poli­tique du think tank indé­pen­dant E3G qui étudie le chan­ge­ment clima­tique. Elle en est venue à cette conclu­sion après avoir effec­tué des recherches sur le nombre de morts qui doivent se produire pour que les médias s’y inté­ressent.

Les jour­na­listes ne doivent cepen­dant pas être seuls mis en cause; la recherche scien­ti­fique sérieuse, consciem­ment ou non, alimente aussi les peurs en écar­tant certaines études ou en se fiant, parfois pendant plusieurs décen­nies, à des résul­tats falsi­fiés ou, à tout le moins, peu convain­cants[34] . Un outil scien­ti­fique à la fois mémo­rable et terri­fiant est l’hor­loge de la fin du monde (doom­sday clock) sur laquelle minuit repré­sente la fin du monde. Elle a été créée par les cher­cheurs qui avaient parti­cipé au Manhat­tan Project. À la suite du trau­ma­tisme causé par l’ex­plo­sion des bombes nucléaires au Japon, ils ont fondé le Bulle­tin of the Atomic Scien­tists en 1946. Sur le site web du Bulle­tin, il est indiqué que l’hor­loge de la fin du monde est « une repré­sen­ta­tion graphique dont le but est d’in­for­mer le public du risque de destruc­tion de notre monde par les tech­no­lo­gies dange­reuses que nous avons créées. C’est une méta­phore, un rappel des périls que nous devons affron­ter si nous voulons survivre ». Depuis 1973, le comité pour la science et la sécu­rité du Bulle­tin se réunit deux fois par an pour discu­ter des événe­ments mondiaux et dépla­cer l’ai­guille si besoin. Ce comité est consti­tué de scien­ti­fiques et d’ex­perts en tech­no­lo­gie nucléaire et en chan­ge­ment clima­tique, égale­ment conseillers auprès de gouver­ne­ments et d’or­ga­ni­sa­tions inter­na­tio­nales. Le Bulle­tin a déplacé l’ai­guille de l’hor­loge vingt-cinq fois depuis sa créa­tion en 1947. En 2023, il a été décidé de la dépla­cer de minuit moins cent secondes à minuit moins quatre-vingt-dix secondes. Néan­moins, même si l’hor­loge de la fin du monde est gérée par des penseurs aux idées scien­ti­fiques, elle fait de nos jours l’objet de critiques sévères de la part de cher­cheurs. Steven Pinker, spécia­liste de psycho­lo­gie cogni­tive, la consi­dère comme une manœuvre poli­tique, en citant notam­ment un de ses créa­teurs qui avait affirmé que l’in­ten­tion était de préser­ver la civi­li­sa­tion en effrayant les hommes afin de les convaincre de reve­nir à la raison. Anders Sand­berg, du Future of Huma­nity Insti­tute à l’uni­ver­sité d’Ox­ford, a quant à lui déclaré que l’hor­loge, sorte de fourre-tout où les menaces s’en­tassent pêle-mêle, peut finir par para­ly­ser[35] .

L’hor­loge de la fin du monde est un exemple typique des instru­ments mis en place dans le monde ­occi­den­tal, là où règne une sécu­rité rela­tive, ce qui fait d’au­tant paraître les incer­ti­tudes de l’ave­nir plus terri­fiantes. Selon le théo­ri­cien de la culture du risque Aaron Wildavsky, « plus la sécu­rité objec­tive augmente, plus le senti­ment d’in­sé­cu­rité augmente de façon expo­nen­tielle, et donne prise à des imagi­na­tions de plus en plus fantasques et, dans le cas des “cloches de l’apo­ca­lypse”, anachro­niques et intem­pes­tives[36]  ». Il semble que le monde sécu­ri­taire dans lequel nous vivons aujour­d’hui – qui ne diffère guère de celui dont Stefan Zweig a laissé une puis­sante descrip­tion dans son auto­bio­gra­phie, même s’il s’agit du monde d’avant la Première Guerre mondiale[37]  – a (une fois de plus) complè­te­ment déraillé. Les risques rôdent partout, et tout peut subi­te­ment s’avé­rer risqué, ou nous paraître risqué. Loin de lais­ser cette peur diffuse nous para­ly­ser, nous devrions nous rappe­ler les mots du philo­sophe François Ewald, qui affirme que « rien en soi n’est un risque; dans la réalité, le risque n’existe pas. Inver­se­ment, tout peut être un risque; tout dépend de la façon dont on analyse le danger et de comment on consi­dère l’évé­ne­ment[38]  ». Selon Bertrand Vidal, le mot « risque » fait réfé­rence à la tenta­tive de rendre prévi­sibles et contrô­lables les effets impré­vi­sibles de nos déci­sions sociales, plutôt qu’à une descrip­tion objec­tive d’un éven­tuel malheur [39].

Le prep­ping, une réponse prag­ma­tique

De nos jours, gérer l’im­pré­vi­sible est le domaine de réflexion de nombreux centres de recherche privés, ou subven­tion­nés par les États, qui tentent de conseiller les gouver­ne­ments pour déve­lop­per des programmes plus ou moins complexes de protec­tion de leur popu­la­tion. Si les think tanks s’ef­forcent d’éva­luer les risques, la protec­tion civile (ou la défense civile) doit s’y prépa­rer. Certes, les plans de protec­tion mis en place repré­sentent un effort louable, mais les événe­ments du passé ont démon­tré à plusieurs reprises que les mesures adop­tées n’ont pas toujours été aussi effi­caces que prévu. Et la promesse que font de nombreux gouver­ne­ments d’ap­por­ter aide et soutien en moins de soixante-douze heures ne peut pas toujours être tenue.

Tradi­tion­nel­le­ment, les prep­pers n’ont jamais accordé la moindre confiance aux mesures gouver­ne­men­tales, qui dimi­nue progres­si­ve­ment dans nos socié­tés. Les réac­tions à cette méfiance varient gran­de­ment. Les non-prep­pers ont tendance à cher­cher refuge dans la passi­vité, à se vautrer sur leur canapé pour regar­der des films sur la fin du monde, à cher­cher refuge dans la « sous-trai­tance du diver­tis­se­ment et de l’ac­tion », et déplacent leur « acti­vité vers le médium, ce qui permet à la vieille routine de conti­nuer sans entrave, comme si tout fonc­tion­nait à merveille[40]  ». Au contraire, les prep­pers consi­dèrent leurs prépa­ra­tifs comme une réponse prag­ma­tique. La gestion des crises et des désastres ne leur semble plus la préro­ga­tive des gouver­ne­ments; ils la consi­dèrent plutôt comme un défi que chacun doit surmon­ter, à titre indi­vi­duel. Autre­ment dit, le prep­ping a une fonc­tion inter­pré­ta­tive, il établit un sens non pas pour contrô­ler la peur de la catas­trophe mais pour l’amoin­drir[41] .

Para­doxa­le­ment, de nombreuses sous-cultures prep­pers tentent d’as­su­rer leur propre survie par la consom­ma­tion – alors même qu’il s’agit d’une pierre angu­laire de leur critique de la société. Les blogueurs les plus célèbres, les youtu­beurs les plus connus chantent les louanges des meilleurs produits et les mettent en vente sur leur site: le meilleur couteau, sac à dos, compas, sac de couchage, filtre à eau, la meilleure tente, etc. « Le survi­va­lisme est une culture para­doxale, mais ici, le para­doxe atteint un paroxysme: si l’idée fonda­men­tale est que tout va s’ef­fon­drer, et en parti­cu­lier la société de consom­ma­tion et le marché – bon débar­ras, diront certains –, il est toujours possible de trou­ver des solu­tions à cet effon­dre­ment dans la société de consom­ma­tion basée sur le marché et la consom­ma­tion. Le serpent se mord la queue[42] . » Ses gourous voudraient faire croire que le prep­ping « est une ques­tion d’être au bon endroit, au bon moment et avec les bons outils. On peut ache­ter sa protec­tion. La survie est en vente, l’abri, la sécu­rité, les provi­sions, les instru­ments, les acces­soires aussi. De même pour tout ce qui gagnera de la valeur, ou en perdra, quand la crise commen­cera[43]  », écrit le socio­logue Richard Mitchell Jr dans Dancing at Arma­ged­don. Il pour­suit : « Allez vous prome­ner dans le marché des survi­va­listes. Regar­dez ce qui est offert. Remarquez la grande variété[44] . » Bien sûr, il ne faut pas oublier d’ache­ter: les prep­pers français, avec lesquels Bertrand Vidal a pu parler, dépensent entre trois cents et quatre mille euros en équi­pe­ments d’ur­gence.

Une vision du monde sur-drama­ti­sée, ou est-ce que tout a changé?

Comment expliquer cette popu­la­rité crois­sante du prep­ping, ce doom boom? Devrions-nous tous nous prépa­rer à la catas­trophe? Et si nous ne le faisons pas, cela signi­fie-t-il que nous sommes des sheeple? Non, répond Hannah Ritchie, experte en méga­don­nées et direc­trice de la recherche à Our World in Data, une orga­ni­sa­tion à but non lucra­tif dont la mission est d’ai­der le monde à affron­ter ses prin­ci­paux problèmes par la publi­ca­tion d’études et la collecte de données. Ce n’est pas la fin du monde[45]  est le titre plutôt opti­miste donné à son guide sur la crise clima­tique, de manière à offrir un point de vue diffé­rent qui tran­che­rait avec la moro­sité ambiante – ce que ­l’ex­pert en psycho­lo­gie cogni­tive Steven Pinker a appelé la vision du monde sur-drama­ti­sée[46] . Ritchie essaie de créer un contraste entre le doom boom et une vision du monde établie à l’aide de méga­don­nées, de faire des problèmes envi­ron­ne­men­taux ce que le profes­seur de santé publique Hans Rosling a fait des problèmes sociaux, soit ­« ­adop­ter une pers­pec­tive plus large que celle offerte par les actua­li­tés quoti­diennes, qui ne permettent guère d’avoir une vue d’en­semble; obser­ver les données sur le long terme, pour obte­nir une image plus claire de ce qui est vrai­ment en train de se passer pour ensuite offrir au public des expli­ca­tions[47]  ».

De même, le jour­na­liste scien­ti­fique Peter Bran­nen rappelle que notre planète a déjà connu cinq périodes d’ex­tinc­tion massive – et pour­tant, elle existe toujours[48] . Bertrand Vidal s’ef­force de tempé­rer les attentes d’une fin du monde immi­nente en souli­gnant que nous avons vécu notre cent quatre-vingt-troi­sième fin du monde depuis la chute de l’Em­pire romain d’Oc­ci­dent, le 4 septembre 476, et que « chaque géné­ra­tion se croit toujours la dernière avant la fin du monde[49]  ».

Rutger Breg­man aborde une autre peur des prep­pers en adop­tant une approche diffé­rente. Il se demande lequel, de Jean-Jacques Rous­seau ou de Thomas Hobbes, a raison: dans l’état de nature dénué de la protec­tion du souve­rain ou, à tout le moins, d’un contrat social, sommes-nous bons (Rous­seau) ou au contraire mus par l’ins­tinct de préser­va­tion, nous condui­sant avec suspi­cion, égoïsme et trom­pe­rie (Hobbes)? La réponse peut avoir un impact déci­sif sur notre opinion, si jamais une catas­trophe se déclen­chait et provoquait la ruine de tous nos systèmes. Nous débar­ras­se­rons-nous de cette mince couche de vernis qui consti­tue ce que nous appe­lons civi­li­sa­tion[50]  et rede­vien­drons-nous ce que nous n’avons jamais cessé d’être, des animaux sauvages que seule inté­resse leur propre survie? Notre monde est-il dange­reux? Est-il une jungle compé­ti­tive[51]? Si telle est notre croyance, nous devien­drons vrai­sem­bla­ble­ment des survi­va­listes, nous construi­rons des abris souter­rains, nous appren­drons l’au­to­dé­fense, nous nous procu­re­rons des armes et nous ne ferons confiance à personne. Évidem­ment, cette convic­tion n’est pas l’apa­nage des prep­pers, elle est même répan­due dans la société, tout comme l’idée que les pillages sont inévi­tables lorsque survient une catas­trophe[52] .

La recherche socio­lo­gique sur les désastres rejette géné­ra­le­ment cette évalua­tion déter­mi­niste, la consi­dé­rant comme un mythe ou, au moins, jugeant qu’il faut insis­ter sur certaines diffé­ren­cia­tions. Qui se comporte comment? Quand? Par exemple: qu’est-ce qui est pillé, et pourquoi? qui tire sur les autres, et pourquoi? Enrico L. Quaran­telli, pion­ner de la socio­lo­gie du désastre et fonda­teur du Centre de recherche sur les désastres à l’Ohio State Univer­sity, a constaté, dans les situa­tions qu’il a étudiées, que les rési­dences privées n’ont jamais été pillées [53]: ce sont les maga­sins qui ont été sacca­gés, et ce, unique­ment lorsqu’on pouvait y trou­ver des produits essen­tiels, comme de l’eau. Au contraire, il a remarqué qu’une soli­da­rité émou­vante s’éta­blit entre les personnes dans les situa­tions extrêmes. Après tout, serions-nous natu­rel­le­ment bons, comme l’af­fir­mait Rous­seau, et comme Breg­man a tenté de le démon­trer? Rebecca Solnit confirme cette affir­ma­tion dans A Para­dise Built in Hell, où elle propose une analyse des plus grandes catas­trophes s’étant produites aux États-Unis au cours des cent dernières années. Elle découvre (et la majo­rité des études sur les désastres l’at­teste) une réalité éton­nante, émou­vante et tout à fait rassu­rante: lorsque se produit un désastre qui menace nos vies, nous deve­nons altruistes, amicaux, préve­nants; nous cher­chons notre refuge dans la collec­ti­vité, nous sauvons la vie des autres au péril de la nôtre[54] .

En revanche, dans ces circons­tances, ceux qui agissent de façon brutale et égoïste sont souvent ceux qui ont pour mission de nous proté­ger: les insti­tu­tions, les maires, l’ar­mée, la police. Bref, les PTB dans l’ar­got des prep­pers. Ils craignent de perdre leur pouvoir et réagissent violem­ment. Ainsi ceux qui sont envoyés à leur secours consi­dèrent-ils souvent les victimes comme des enne­mies. Cette atti­tude a eu des consé­quences catas­tro­phiques pour les victimes du trem­ble­ment de terre de San Fran­cisco en 1906, ou encore après l’ou­ra­gan Katrina à La Nouvelle-Orléans en 2005. Dans un cas comme dans l’autre, plus de personnes sont mortes à la suite des actions humaines des PTB que du désastre lui-même. Le fait de croire que les humains sont natu­rel­le­ment bons ou mauvais peut exer­cer une influence déci­sive sur nos gestes[55] .

Au-delà de la partia­lité des médias, des immenses profits géné­rés par les films catas­trophes d’Hol­ly­wood, des peurs diffuses et des ques­tions sur la qualité essen­tielle de la nature humaine, le prep­ping peut être vu comme la consé­quence de la moder­nité mais aussi comme le moyen de comprendre la moder­nité en tant que telle[56] . L’at­ti­tude des prep­pers renvoie au philo­sophe et socio­logue Georg Simmel, qui a écrit il y a plus d’un siècle: « Les plus impor­tants problèmes de la vie moderne naissent de la reven­di­ca­tion par les indi­vi­dus de l’in­dé­pen­dance et de l’uni­cité de leur exis­tence face à la puis­sance supé­rieure de la société, de l’hé­ri­tage histo­rique, de la culture exté­rieure et de la tech­no­lo­gie de la vie – la trans­for­ma­tion finale de la lutte contre la nature que l’homme primi­tif devait livrer pour préser­ver son exis­tence corpo­relle[57] . » Il résume parfai­te­ment ce que les prep­pers essaient d’ac­com­plir: tenter, avec la plus grande déter­mi­na­tion, de préser­ver, ou plutôt de réin­ven­ter, leur indé­pen­dance et leur unicité. Richard Mitchell Jr a démon­tré qu’avec les survi­va­listes ils cherchent à se redé­fi­nir, à faire l’épreuve de leurs talents, dans une société dévi­ta­li­sée et informe[58] .

La peur de l’apo­ca­lypse et du TEOT­WAWKI qu’éprouvent les prep­pers peut en ce sens être consi­dé­rée comme le diag­nos­tic du temps présent, comme une critique profonde et signi­fi­ca­tive de notre société. L’ac­tion des prep­pers rend les peurs sociales visibles; dans la constante rumeur des opinions et des prophé­ties auto­réa­li­sa­trices, les ques­tions qu’ils se posent au sujet de la société et des possibles futurs sont d’au­tant plus impor­tantes qu’elles sont déran­geantes. Les repous­ser poli­ment en les quali­fiant d’ex­cen­triques n’est pas une bonne idée. Au contraire, l’at­ti­tude parfois radi­cale des prep­pers devrait inci­ter à réflé­chir à nos propres atti­tudes, à notre consu­mé­risme; elle devrait amener à nous assu­mer dans tous les domaines de l’exis­tence. Les prep­pers rappellent qu’il faut constam­ment faire l’exa­men critique de nos croyances, de nos craintes, de nos stra­té­gies d’adap­ta­tion. Qu’il faut toujours garder l’es­prit ouvert et accep­ter les autres manières de voir le monde.