À portée de doigts : d’un poulpe à un presse-agrumes

Article par Marie Jolliet

Dans notre quotidien, nous utilisons sans vraiment y penser une multitude d’objets conçus par des designers. Derrière chacun d’eux, il y a pourtant un long travail de réflexion: comment l’utiliserons-nous? Quelles émotions doit-il susciter? Pour mieux saisir le rôle du design, intéressons-nous à un objet familier que nous possédons presque toutes et tous: le presse-agrumes.

 

Le desi­gner ou la desi­gner de produit conçoit, entre autres, tout ce que nous utili­sons dans notre vie pour habi­ter, travailler, manger, se diver­tir, vivre ensemble. Le design de produit se concentre sur les carac­té­ris­tiques exté­rieures que l’on perçoit, l’as­pect exté­rieur d’un objet, c’est-à-dire sa forme, sa taille, sa couleur, son poids, sa maté­ria­lité, son toucher, sa fonc­tion­na­lité ainsi que le message que l’objet doit trans­mettre. Pour déci­der de ce message, il ou elle s’in­té­resse entre autres à la manière dont nous utili­sons ou devrions utili­ser cet objet. Mais d’autres consi­dé­ra­tions jouent égale­ment un rôle. Par exemple, le ou la desi­gner se demande quelles valeurs et idéo­lo­gies communes à une culture ou à un groupe parti­cu­lier doivent être véhi­cu­lées par ce produit.  

Un objet du quoti­dien sous l’œil du design

Les desi­gners ne travaillent pas seule­ment à la concep­tion de produits mais sont de plus en plus nombreux et nombreuses à s’in­té­res­ser à des tâches très diffé­rentes. Ils et elles déve­loppent des pratiques qui soulèvent de nouvelles ques­tions sur la société dans laquelle nous vivons, les tech­no­lo­gies qui dominent notre quoti­dien, les choses qui nous entourent, les systèmes poli­tiques et les lois qui régissent notre vie quoti­dienne. Les desi­gners travaillent donc sur énor­mé­ment des choses, sur lesquelles nous revien­drons dans de prochains articles.

Dans cet article, nous nous inté­res­sons au design des produits et nous allons nous pencher plus spécia­le­ment sur un objet quoti­dien tout à fait ordi­naire. Vous pouvez très certai­ne­ment le trou­ver chez vous: il s’agit du presse-agrumes. Rendez-vous dans votre cuisine et obser­vez la forme de cet objet et la façon dont il est conçu. Est-ce un presse-agrumes en deux pièces ou une seule? Comment est-il prévu de pres­ser puis de récol­ter le jus des agrumes? Est-ce que vous le trou­vez pratique à utili­ser? Est-il facile à nettoyer? Et sa forme, sa maté­ria­lité ou ses couleurs vous plaisent-t-elles?  

Ces ques­tions font partie de celles que se posent les desi­gners lorsqu’ils et elles réflé­chissent à leur créa­tion. Ils et elles ne font pas ce travail seul.es, mais ils et elles discutent souvent dès le début avec les marques ou les entre­prises qui produi­ront l’objet en ques­tion. Ils et elles reçoivent égale­ment l’aide de spécia­listes comme des arti­san.es, des ingé­nieur.es, des expert.es en maté­riaux, en marke­ting ou autre selon le projet. Ces personnes aident à conce­voir le produit de manière à ce qu’il réponde aux exigences défi­nies par le client ou par le ou la desi­gner même. 

Un presse-agrumes pas si ordi­naire

Si les objets ont souvent des appa­rences assez simi­laires entre eux, les desi­gners aiment expé­ri­men­ter avec les formes pour trans­mettre un message et rendre leur créa­tion dési­rable. Un exemple est l’objet que vous pouvez aper­ce­voir ci-dessus. Aviez-vous deviné qu’il s’agis­sait d’un presse-agrumes? Son inven­teur est un célèbre créa­teur français : Philippe Starck. C’est une histoire amusante qui – c’est ainsi que l’on raconte – lui donne l’idée de cette struc­ture étrange: il raconte qu’il était en train de manger du poulpe dans un restau­rant en Italie et c’est l’as­pect de cet animal qui l’ins­pire pour imagi­ner la forme de ce presse-agrumes. C’est aussi qu’il aurait bien eu besoin de quelque chose pour pres­ser le citron qu’il était en train de manger avec le plat. Philippe Starck dessine direc­te­ment son idée sur une serviette en papier. Il envoie ce dessin à son ami Alberto Alessi, le direc­teur d’une célèbre marque de design italienne du même nom. Celui-ci appré­cie le projet et décide de l’édi­ter, c’est-à-dire de le produire et de le vendre. Le modèle final est réalisé avec de l’alu­mi­nium fondu dans un moule. Il mesure 29 cm de haut.  

Alberto Alessi ne s’était pas trompé, le presse-agrumes devient l’un des objets les plus célèbres et vendus de la marque. On dit même que c’est devenu une star du design contem­po­rain, car de nombreuses personnes admirent sa forme auda­cieuse et nouvelle. Philippe Starck a en effet complè­te­ment réin­venté ce à quoi pouvait ressem­bler un objet de ce genre. La serviette en papier, grasse et tâchée, sur laquelle son croquis avait été dessiné, est même conser­vée au musée Alessi en Italie! 

Cepen­dant, dès sa sortie au début des années 1990, on reproche à cet objet du quoti­dien de ne pas être pratique à utili­ser. Vous avez sans doute remarqué que, proba­ble­ment au contraire du presse-agrumes que vous possé­dez chez vous, il n’y a pas de réci­pient pour recueillir le jus. L’ama­teur ou l’ama­trice de jus place simple­ment son verre ou son conte­nant entre les pattes de cette drôle de bête. Cette utili­sa­tion parti­cu­lière peut poser quelques problèmes de fonc­tion­na­lité, c’est-à-dire comment on mani­pule l’objet. Philippe Starck a juste­ment voulu se démarquer d’une façon de créer du design selon laquelle on doit d’abord penser à la fonc­tion – l’uti­li­sa­tion – avant de penser à la forme. Il a même affirmé que son presse-agrumes n’était pas destiné à pres­ser des citrons mais à lancer des conver­sa­tions, car il éveille la curio­sité. Il s’agit presque d’une sculp­ture. On imagine bien comment sa présence dans une cuisine peut lancer la conver­sa­tion avec des hôtes intri­gué.e.s. Philippe Starck a souhaité amener un peu de rêve­rie et de poésie dans notre quoti­dien, trans­for­mer un moment banal en une expé­rience parti­cu­lière.

À votre imagi­na­tion !

Obser­vez les diffé­rences entre le presse-agrumes de votre cuisine et celui de Philippe Stark. Celui-ci s’uti­lise avec la force des bras mais certains presse-agrumes utilisent la force méca­nique, par exemple avec un levier, pour rendre le travail plus rapide et facile. Il existe donc des multi­tudes de façons de conce­voir cet objet, tant au niveau de son utili­sa­tion que de sa forme. Et si vous créiez main­te­nant votre propre version d’un presse-agrumes? Réflé­chis­sez à ce qui est impor­tant pour vous dans l’uti­li­sa­tion et ce qui serait pratique, agréable ou amusant. Puis, inven­tez une histoire pour imagi­ner une forme origi­nale. Comme un.e vrai.e desi­gner de produit, réali­sez des croquis et indiquez les maté­riaux que vous utili­se­riez pour produire votre presse-agrumes.  

Pour mieux comprendre comment les desi­gners travaillent et quelles ques­tions ils se posent, rendez-vous au mudac. Comme nous l’avions présenté dans un numéro précé­dent, l’ex­po­si­tion actuelle nous inter­roge sur notre lien au soleil et les objets que nous utili­sons pour capter son éner­gie.  

Cette article a été rédigé en colla­bo­ra­tion avec le Carré Pointu, le petit jour­nal sérieu­se­ment drôle.